Luc Montagnier
Le chercheur français, codécouvreur du VIH, explique comment les carences alimentaires affaiblissent le système immunitaire et favorisent donc la contamination.
Sans une alimentation saine, non carencée, le système immunitaire n’est pas en mesure de jouer son rôle de défense de l’organisme : codécouvreur du virus, président de la Fondation mondiale recherche et prévention sida (associée à l’Unesco), le Pr Luc Montagnier insiste sur l’importance de ce facteur clé dans une stratégie globale de lutte. Et cela, aussi bien pour résister à l’infection qu’en cas de séropositivité, ou encore de sida déclaré.
Jeune Afrique/L’intelligent : Lors du récent Congrès interprofessionnel des médecines préventives, vous avez déclaré : « La nutrition est importante pour remonter le système immunitaire en cas de sida, notamment en Afrique… » Comment en êtes-vous venu à vous intéresser à la nutrition à propos du sida ?
Pr Luc Montagnier : Il faut bien voir que dans le sida il y a deux adversaires, le virus et l’hôte infecté. On a surtout attaqué le virus par des médicaments, ce qui est bien, mais on n’a pas tellement pensé à restaurer le système immunitaire de la personne infectée. Bien sûr, le sida a une stratégie particulière pour inhiber ce système – raison de plus, d’ailleurs, pour le renforcer ! -, mais je pense aussi à tous ceux qui ne sont pas encore infectés. On s’aperçoit que dans les pays en développement, notamment en Afrique, beaucoup de personnes n’ont pas un bon système immunitaire ; cela pour différentes raisons, dont l’exposition aux infections et la malnutrition. Le paludisme, la tuberculose, les parasitoses intestinales sont immunodéprimantes, et une personne déjà affaiblie va être contaminée plus facilement par le virus. Quant au déséquilibre nutritionnel, il peut être lié à certaines coutumes, mais on le constate souvent dans les périphéries pauvres des villes où il est en partie dû à une alimentation industrielle de qualité appauvrie. Ce déséquilibre est, aussi, cause d’immunodépression.
J.A.I. : Quelles sont les principales carences identifiées ?
Pr L. M. : On s’est aperçu que beaucoup de personnes présentent les symptômes d’un stress oxydant. De quoi s’agit-il ? D’un déséquilibre biochimique entre, d’une part, les antioxydants (que notre corps fabrique, mais aussi que l’on ingère par l’alimentation) et, d’autre part, la présence d’agents producteurs de radicaux libres, agressifs pour notre organisme. Et même chez des personnes non infectées, on a constaté cet état, à mon avis assez répandu. Il faut savoir aussi que plus l’agriculture moderne se développe, plus on utilise des pesticides et des herbicides : or les plantes, principale source extérieure d’antioxydants, en fabriquent moins dans ce cas. Quant aux sources intérieures, elles sont vite taries du fait des infections intercurrentes, qui entraînent une consommation trop importante d’antioxydants, donc il y a carence. Beaucoup de médecins négligent ce stress oxydant par manque de formation. C’est, à mon avis, une grosse lacune.
J.A.I. : En consultant les documents de la FAO par exemple, on constate de grandes carences en nutriments essentiels : protéines, iode, vitamine A, zinc aussi, dont le rôle est important pour l’immunité…
Pr L.M. : Oui, il y a un besoin de microéléments comme le zinc ou le sélénium. Le sélénium, par exemple, dépend de l’eau que l’on boit, et des sols. Et, en Afrique, les sols sont souvent pauvres en sélénium.
J.A.I. : Comment se recharger ? En consommant d’abord des légumes et des fruits ?
Pr L.M. : Oui, des légumes et des fruits frais surtout : ils ne doivent pas être conservés trop longtemps au réfrigérateur, car ils perdent certaines de leurs vitamines, dont la vitamine C. Ces sources sont très abondantes en Afrique quand il n’y a pas de problèmes de transport ou de coût. N’oublions pas non plus les antioxydants présents dans les lipides, l’huile de palme rouge non raffinée, par exemple, qui en contient beaucoup, à commencer par le bétacarotène ; cela peut aider – si cette huile, naturellement, n’est pas chauffée. De même, une certaine quantité de viandes pour les protéines et le fer, bref, un régime vraiment équilibré. Il faudrait réaliser une étude épidémiologique, notamment sur la situation de stress oxydant des populations, pour essayer d’abord de le corriger par l’alimentation locale – il ne s’agit pas d’importer des produits. Ensuite, on pourrait ajouter des compléments alimentaires.
J.A.I. : N’y a-t-il pas aussi des carences dues à la consommation de riz poli, au raffinage des céréales qui induisent des manques en vitamines B par exemple ?
Pr L.M. : Tout à fait, plus les céréales sont raffinées, moins elles contiennent certaines vitamines et moins elles constituent un apport équilibré. Le mieux, ou ce qu’on a cru le mieux, est ici l’ennemi du bien…
J.A.I. : La FAO a publié un manuel de recommandations nutritionnelles à l’intention des porteurs du VIH*. Pensez-vous que le fait de les suivre pourrait réduire aussi la vulnérabilité à l’infection ?
Pr L.M. : Certainement. Et, au-delà donc de la prévention – c’est-à-dire d’un bon système immunitaire et d’une bonne nutrition -, pour éviter l’infection. Puis, quand quelqu’un est infecté et que le virus continue à déprimer l’immunité, il devient encore plus nécessaire d’avoir une bonne alimentation, car il y a une lutte : toutes les infections, d’ailleurs, font consommer davantage de vitamines, de protéines, etc. Il faut compenser par un apport supplémentaire. Cela peut ralentir l’évolution vers le sida.
J.A.I. : Existe-t-il des études qui le montrent ?
Pr L.M. : Oui, notamment avec les vitamines A et E ; avec les vitamines du groupe B selon une étude faite en Tanzanie. Des études tout à fait encourageantes. Ces apports nutritionnels peuvent se faire dès le début de l’infection. Il faut bien voir que les médicaments antirétroviraux ne s’adressent qu’à des personnes très immunodéprimées, moins de 200 CD4 par microlitre de sang, et une charge virale de plus de 50 000 copies d’ARN viral par millilitre de plasma. Si vous n’êtes pas dans ces critères, vous n’êtes pas traité. La tendance des médecins est d’attendre, de façon à garder des armes pour les moments les plus critiques. Par conséquent, 90 % des personnes infectées ne sont pas éligibles, comme on dit, au traitement. Et qu’est-ce qu’on leur donne ? Rien ! Il y a là un vide à combler : on doit conseiller ces personnes sur des nutritions appropriées, des compléments qui vont probablement ralentir l’évolution vers le moment où il faudra utiliser les médicaments, qui coûtent cher et qui ont des effets secondaires.
On fait une fixation sur les antirétroviraux parce que ça permet des gestes spectaculaires : « Voyez, on aide les Africains ! On donne de l’argent ! », etc. Beaucoup pourrait être fait, de manière moins spectaculaire : des conseils, un suivi médical une fois par an, qui permettraient probablement de vivre avec le virus sans trop en souffrir. Quant aux vaccins thérapeutiques, ils ne peuvent marcher que si la personne a un système immunitaire assez fort pour répondre au vaccin qu’on lui injecte. Là encore, il y faut penser nutrition et compléments alimentaires.
J.A.I. : Le Dr Peter Piot, directeur exécutif de l’Onusida, a pourtant déclaré en décembre 2004 : « Les personnes vivant avec le VIH ont besoin de services complets, allant du dépistage et du conseil au soutien nutritionnel. »
Pr L.M. : Il a tout à fait raison de promouvoir cela, mais il faut que ça se traduise dans les faits.
J.A.I. : Pensez-vous que l’efficacité des antirétroviraux est amoindrie par la malnutrition ? Qu’une bonne nutrition peut en optimiser les bienfaits, et en atténuer les effets secondaires ?
Pr L.M. : Absolument, les effets secondaires peuvent être plus importants s’il y a malnutrition. Comme ils ne se produisent pas tout de suite, on les néglige. Au début, tout va bien, la charge virale baisse, la personne se sent mieux. C’est au bout de deux, trois ans, que les choses commencent à se gâter. Pour l’instant, on ne tient pas compte de cela en Afrique. Ces médicaments ont des effets métaboliques négatifs, sur l’intestin par exemple. Or il faut savoir que l’intestin est une cible majeure du virus du sida. C’est une découverte assez récente, vérifiée sur des singes et aussi sur l’homme. Le virus attaque de façon préférentielle les globules blancs, les lymphocytes qui sont autour de l’intestin et qui, normalement, devraient empêcher les micro-organismes présents dans l’intestin de passer dans le sang. Et cela, dès le début de l’infection. Donc, la chute immunitaire initiale porte sur ces cellules qui constituent 60 % du total des lymphocytes de l’organisme. En Afrique, où les parasitoses intestinales sont courantes, il y a une stimulation encore supérieure. C’est sans doute une des raisons pour lesquelles le virus du sida s’y propage beaucoup plus facilement dans la population dite hétérosexuelle que dans les pays du Nord.
J.A.I. : Une stratégie globale face à la maladie voudrait donc qu’on traite aussi l’intestin, et cela préventivement ?
Pr L.M. : Tout à fait, ce serait important au stade de la prévention, avant l’infection, mais aussi lors de la phase chronique. Avoir un bon système immunitaire intestinal paraît essentiel. Là, on ne sait pas très bien comment arriver à ce résultat, mais encore une fois, il faut veiller à avoir une bonne nutrition, un transit normal, sans diarrhées ni constipation, lutter contre les parasitoses… Ce n’est pas toujours facile parce que parfois les Africains, pour des raisons de conservation des produits, ajoutent beaucoup d’épices, qui peuvent être irritantes pour le gros intestin. On sait aussi que, souvent, les femmes qui emmènent leurs enfants au travail essaient de leur vider l’intestin avec un lavement au piment ou des épices très fortes afin qu’ils n’aient pas de diarrhées pendant la journée, ce qui est très irritant, bien entendu !
J.A.I. : Pour en venir à des nutriments spécifiques, vous avez mentionné la spiruline, une algue d’eau douce consommée notamment autour du lac Tchad…
Pr L.M. : Oui, il suffit de cette algue et de la lumière du soleil pour obtenir de grandes quantités de ce produit. Il y a donc tout ce qu’il faut en Afrique pour en fabriquer, mais il faudrait des études cliniques, au-delà de l’empirisme, pour démontrer son efficacité, en particulier son effet sur l’immunité.
J.A.I. : Dans le cadre de votre Fondation, avez-vous étudié d’autres nutriments ?
Pr L.M. : Oui, l’extrait de papaye fermentée, connu au Japon depuis une quinzaine d’années. Il ne s’agit pas du fruit frais, même si celui-ci est bon puisqu’il contient beaucoup de vitamines, mais d’un produit fermenté par des levures. Il a perdu ses principales vitamines, mais acquis de nouveaux composés et des propriétés nouvelles, notamment celle de stimuler les enzymes antioxydantes de l’organisme, et aussi le système immunitaire. Nous avons réalisé une petite étude à Abidjan, sur une dizaine de patients ayant une maladie assez avancée, mais dont le système immunitaire n’avait pas bien répondu à la trithérapie ; celle-ci, en effet, avait beaucoup diminué la multiplication du virus, mais, ainsi qu’on l’observe assez souvent, sans entraîner une augmentation importante des lymphocytes CD4. En administrant par la bouche cet extrait de papaye, on a observé un doublement des CD4 en un ou deux mois. Nous faisons actuellement un second essai contrôlé, avec placebo, sur un plus grand nombre de patients.
J.A.I. : Cet effet est-il durable dans le temps ?
Pr L.M. : Oui. On peut arrêter le traitement au bout de six mois et les CD4 restent au niveau le plus élevé. En revanche, il faut continuer la trithérapie, c’est important. Je pense qu’on pourrait aussi utiliser ce produit en début d’infection, avec cette réserve que, comme c’est un immunostimulant, il risquerait d’augmenter le nombre de cibles du virus puisque celui-ci se multiplie de préférence dans les cellules actives du système immunitaire. À utiliser donc avec une certaine précaution, mais notre essai montre un effet bénéfique lorsqu’il est ajouté à la trithérapie, et il entraîne probablement une diminution des effets secondaires de celle-ci. Les patients prennent du poids, le taux d’hémoglobine augmente dans le sang. D’autres observations sur des patients européens vont dans le même sens. Donc ce produit a un avenir, mais il prouve surtout un concept : on peut améliorer l’effet de la trithérapie, notamment dans la restauration du système immunitaire ; et, plus tard, ces produits extraits de plantes pourraient permettre une vaccination thérapeutique.
J.A.I. : L’extrait de papaye reste très cher. Comment le rendre accessible en Afrique ?
Pr L.M. : Il coûte assez cher, car il est fabriqué de façon artisanale et il subit beaucoup de contrôles, autant qu’un médicament. Il est surtout diffusé dans les pays du Nord. Pour les pays du Sud, la papaye étant une matière première très répandue, on pourrait construire des usines sur place qui permettraient de le produire à bien meilleur prix. C’est un candidat possible, il y en a d’autres. Nous travaillons aussi sur le glutathion, une petite molécule de trois acides aminés produite par l’organisme, mais qui manque chez des personnes en stress oxydant puisqu’elles en consomment trop pour neutraliser, encore une fois, les radicaux libres. Fabriqué maintenant sous une forme stable, il peut être pris par voie orale, et arriver dans l’intestin pour y exercer ses effets sans être détruit. Il coûte assez cher aussi, mais beaucoup de médicaments étaient chers au départ.
J.A.I. : Avez-vous d’autres réalisations ou projets en cours ?
Pr L.M. : Après la création du Centre d’Abidjan en 1996, qui marche bien malgré les vicissitudes actuelles, nous espérons ouvrir cette année un centre à Yaoundé. Notre idée est de prouver que le concept de centre intégré associant l’éducation à la prévention, à la nutrition, au traitement de patients ambulatoires et surtout à la recherche innovante au niveau clinique est un bon concept.
Nous avons encore d’autres produits en préparation, que nous développons avec des petites compagnies de biotechnologie aux États-Unis, au Japon, en France. Parmi eux, l’interféron leucocytaire produit à partir de globules blancs prélevés sur des donneurs, et que l’on obtient in vitro grâce à un virus inactivé. Absorbé à petites doses par voie orale, il a les mêmes effets que par injection à fortes doses. Ce qui est une révolution. Il y a aussi la Superoxyde-dismutase (SOD), une enzyme cellulaire : nous avons constaté une stimulation des macrophages, mais elle n’a pas d’effets cliniques seule, d’ailleurs la papaye non plus. Il faut associer ces produits à la nutrithérapie. Mais je ne désespère pas qu’un jour on ait des produits qui agiront seuls, avant le stade de la trithérapie.
J.A.I. : Y a-t-il assez d’argent pour ce type de recherche ?
Pr L.M. : Non, pas assez pour effectuer des essais contrôlés. À cause d’une sorte de perversion du système actuel, seules les grandes compagnies pharmaceutiques disposent de ces moyens, ce qui ferme la porte aux autres possibilités. Les produits bruts extraits de plantes les intéressent peu, car ils ne sont pas rentables pour elles.
J.A.I. : Est-ce qu’ils intéressent des médecins, des responsables de santé publique ?
Pr L.M. : Là aussi, il y a un énorme travail de persuasion à faire. On se heurte à beaucoup de barrages, mentaux cette fois. Nombre de médecins s’imaginent encore que les antioxydants, ça se réduit aux vitamines E et C. Pas du tout ! Il y a de nouvelles générations d’antioxydants comme ceux dont je viens de parler qui agissent différemment et qui ont des effets remarquables. Seuls quelques médecins nutritionnistes, naturopathes, connaissent ces questions, mais ils sont minoritaires. Au total, il faut donc favoriser l’accès aux trithérapies, mais aussi déployer une politique à plus long terme qui, par des petits moyens, pourrait réduire l’épidémie.
J.A.I. : Dans les grandes institutions internationales telles que l’OMS est-on à votre avis assez sensible à une approche plus globale ?
Pr L.M. : J’ai l’impression que là aussi on a cherché le spectaculaire. Il y a une certaine ouverture, mais qui ne se traduit pas vraiment dans le concret. Les ONG peuvent faire beaucoup pour éduquer les gens. Il faut aussi une politique de formation des médecins, qui gardent une vision « compartimentée », y compris dans les pays du Nord : dans une maladie infectieuse, on ne voit que l’agent infectieux. Or toutes les expériences montrent qu’une maladie ne peut pas être guérie seulement par l’action sur l’agent infectieux. Le travail doit être fini par le système immunitaire de l’organisme. Dans le cas du sida, on croit que lutter contre le virus va résoudre tous les problèmes : c’est faux, on le sait maintenant.
Au total, il faudrait vraiment changer en profondeur l’état d’esprit des responsables politiques, et aussi des scientifiques, ne plus « mettre tout le paquet » sur les antirétroviraux. Quant à l’accès pour tous à une bonne nutrition de base, il y a un gros effort à faire, dans chaque pays concerné.
* Vivre au mieux avec le VIH/sida. Un manuel sur les soins et le soutien nutritionnels à l’usage des personnes vivant avec le VIH/sida, FAO/OMS, Rome, 2002.
Sur Internet : http://www.fao.org// DOCREP/006/Y4168S/Y4168S00.HTM
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