Lynchage sur tabloïds

Publié le 12 mars 2006 Lecture : 4 minutes.

Tribunal de première instance de Yaoundé, vendredi 3 mars. Amougou Belinga, directeur du journal L’Anecdote, n’entend pas le juge prononcer la sentence délivrée à son encontre : quatre mois de prison ferme et 1 million de F CFA d’amende pour diffamation caractérisée. Prudent, celui par qui le scandale est arrivé ne s’est pas présenté à l’audience. Ses avocats annoncent leur intention d’interjeter appel pendant que, dehors, une foule de curieux à laquelle se sont mêlés des groupes de jeunes étudiants hystériques revêtus de tee-shirts sur lesquels est imprimé « Non aux homosexuels ! » huent le verdict. Au même moment, à quelques centaines de kilomètres de là, dans la ville anglophone de Buéa, des heurts opposent la police à plusieurs groupes de manifestants homophobes. Pour eux, comme pour beaucoup de Camerounais, Amougou Belinga est un héros, celui qui a osé décrire la réalité sans fard alors que l’élite et ses médias mentent et dissimulent. N’a-t-il pas dénoncé, à la une de son journal, avant d’être imité par d’autres, le « complot » homosexuel qui plane sur le Cameroun ? N’a-t-il pas eu le courage de publier la liste nominative des « pédés et lesbiennes de la République » ? Quant au plaignant, le ministre Grégoire Owona, secrétaire général adjoint du parti au pouvoir, dont les avocats n’ont pu sortir du palais de justice qu’après l’intervention de la police antiémeutes, il a beau « remercier le bon Dieu » qui lui a permis de « laver son honneur », personne ou presque ne l’écoute. Et nul verdict ne pourra compenser le déluge d’insultes, de railleries, d’invectives et de suspicions qui est depuis plus d’un mois son lot quotidien.

Pour preuve du « crime » dont il accusait, aux côtés d’une cinquantaine d’autres personnalités, Grégoire Owona (l’homosexualité est un délit au regard de la loi camerounaise), Belinga a fait produire au tribunal le vague enregistrement d’une conversation téléphonique avec une présumée « victime » anonyme du ministre. Autant dire, rien. Mais ce rien n’a aucune importance aux yeux d’une bonne partie de l’opinion, persuadée qu’on ne pourra jamais rien prouver en la matière tant les dirigeants s’acharnent à rendre inaccessible la vérité. Porté par le soupçon infini, l’imaginaire collectif des Camerounais fait de l’absence de preuve, en quelque sorte, la preuve suprême des complots dont il se croit victime. Hier les rosicruciens et les francs-maçons, aujourd’hui les homosexuels : à quand les listes de pédophiles présumés et de séropositifs supposés ? Ces dénonciations délirantes et ce climat effarant de délation sont d’autant mieux accueillis par la population qu’ils offrent une cause et une explication à ses malheurs quotidiens. Une puissance minoritaire certes, mais malfaisante, sectaire, cachée, secrète, tapie au sein du pouvoir, manipule la République et en verrouille tous les accès. On n’est pas loin du « complot judéo-maçonnique » des années 1930 en Europe, de la « chasse aux sorcières » du sénateur McCarthy aux États-Unis pendant les années 1950 ou encore du fantasme de la « conspiration tutsie » dans le Rwanda du génocide. Eux aussi avaient leurs listes, jetées en pâture au lynchage public

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Inquiétante pour le Cameroun, cette affaire l’est à plusieurs titres. Elle est d’abord le symptôme d’un profond malaise au sein d’une société bloquée, en quête de sens, pour qui le pouvoir est une affaire opaque d’initiés, de réseaux et de conspirations. Un dernier avatar de cette théorie – le complot dans le complot, en quelque sorte – veut d’ailleurs que des chefs occultes aient manipulé ces pseudo-révélations pour nuire à leurs adversaires, eux-mêmes masqués. Elle pose un vrai problème de moralité pour les Églises établies la catholique en particulier -, qui, conscientes de la restriction de la sphère religieuse traditionnelle au profit des sectes, s’efforcent de remplir le vide en surfant sur des réponses simplistes, telle la « croisade » homophobe menée par certains évêques. Elle révèle surtout à quel point une partie de la presse camerounaise est malade. On peut certes comprendre, le niveau d’évolution des mentalités étant ce qu’il est, qu’aucun journal n’ose prôner la dépénalisation de l’homosexualité dans un pays où elle est encore un tabou absolu. Mais comment admettre que l’essentiel des critiques faites à leurs confrères de la presse poubelle par les publications dites sérieuses porte sur les erreurs, l’absence d’enquête et le manque abyssal de professionnalisme qui ont présidé à l’établissement des fameuses listes d’homosexuels et non sur le principe même de leur publication ? Ces listes auraient beau être avérées, vérifiées, recoupées que leur diffusion n’en constituerait pas moins une délation insupportable au regard de la déontologie la plus élémentaire – et la source de toutes les dérives.
Véritable phénomène pervers de société, « l’affaire des homosexuels camerounais » interpelle enfin, au premier chef, un pouvoir qui pratique le culte du secret comme une seconde nature. Cette déviation nauséeuse, qui démontre à quel point les élites – politiques, religieuses, économiques, intellectuelles – du pays ont perdu de leur crédibilité et de leur légitimité aux yeux de l’opinion, n’a d’autre résultat, en effet, que d’affaiblir encore un peu plus la culture démocratique au profit d’un populisme de la rue, assoiffé de justice expéditive et vengeresse.

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