L’islam n’est pas violent à moins que nous le souhaitions

Dans un article publié par le quotidien britannique The Independent, Robert Fisk livre une analyse aussi lucide que caustique des postures « laïques » des Européens.

Publié le 12 février 2006 Lecture : 3 minutes.

Pour les musulmans, le prophète Mohammed est l’homme qui a reçu la parole divine directement de Dieu. Nous considérons, nous, nos prophètes comme des personnages vaguement historiques, en désaccord avec nos droits de l’homme high-tech, presque des caricatures d’eux-mêmes. Le fait est que les musulmans vivent leur religion. Pas nous. Ils ont gardé leur foi à travers d’innombrables vicissitudes historiques. C’est pourquoi nous disons : « l’Occident contre l’islam », et non pas « les chrétiens contre l’islam » – il n’y a plus beaucoup de chrétiens en Europe. Nous ne pouvons pas nous en sortir en battant le rappel de toutes les autres religions du monde tout en demandant pourquoi nous n’aurions pas le droit de nous moquer de Mohammed.
En outre, nous pouvons jouer de notre hypocrisie sur les sentiments religieux. Je me souviens d’un film américain tourné il y a une dizaine d’années intitulé La Dernière Tentation du Christ, où l’on voyait Jésus faire l’amour à une femme. À Paris, on avait incendié une salle de cinéma qui avait programmé le film, provoquant la mort d’un jeune homme. Je me souviens aussi d’une université américaine qui m’avait invité il y a trois ans. J’ai proposé une conférence intitulée : « 11 septembre 2001 : interrogez-vous sur le qui, mais pour l’amour de Dieu, pas sur le pourquoi .» Quand je suis arrivé, j’ai constaté que l’université avait supprimé l’expression « pour l’amour de Dieu », parce que, m’a-t-on dit, « nous ne voulons pas heurter certaines sensibilités ». Nous avons donc, nous aussi, des « sensibilités ».
Autrement dit, tout en prétendant que les musulmans doivent être de bons laïcs quand il s’agit de la liberté d’expression – ou de caricatures minables -, nous pouvons également être aux petits soins avec les fidèles de notre chère religion. Je me suis aussi bien amusé des grandes déclarations des dirigeants européens qui affirment qu’ils ne peuvent rien contre la liberté d’expression ou contre les journaux. C’est parfaitement faux. Si ces caricatures avaient montré un grand rabbin coiffé d’un chapeau en forme de bombe, on aurait hurlé à « l’antisémitisme » – et à juste titre -, de même que nous entendons souvent les Israéliens se plaindre des dessins antisémites de la presse égyptienne.
En outre, dans certains pays européens, il est interdit par la loi de nier les actes de génocide. En France, par exemple, il est contraire à la loi de dire que les holocaustes juif ou arménien n’ont pas eu lieu. Il est donc, de fait, interdit de faire certaines déclarations dans certains pays européens. Je ne suis pas sûr que ces lois atteignent leurs objectifs : quelque disposition que vous preniez contre le négationnisme, les antisémites trouveront toujours un moyen de tourner la difficulté. Nous avons du mal à faire taire les négationnistes, et pourtant nous poussons des hauts cris quand des musulmans protestent contre des images provocantes et insultantes du Prophète.
Pour beaucoup de musulmans, la réaction « islamique » à cette affaire est embarrassante. Il y a de bonnes raisons de penser qu’ils aimeraient bien que l’on introduise certains éléments de réforme dans leur religion. Si ces caricatures avaient fait avancer la cause de ceux qui veulent que l’on en débatte, personne n’y aurait vu d’objection. Mais elles étaient manifestement une provocation. Elles étaient tellement scandaleuses qu’elles ne pouvaient pas ne pas provoquer une réaction.
Or le moment n’est pas le mieux choisi pour ressortir les vieilles sornettes de Samuel Huntington sur le « choc des civilisations ». L’Iran a de nouveau un gouvernement clérical. Il en est de même, tout compte fait, de l’Irak (qui n’était pas censé se retrouver avec un gouvernement clérical démocratiquement élu, mais c’est ce qui arrive quand on renverse les dictateurs). En Égypte, les Frères musulmans ont remporté 20 % des sièges aux récentes législatives. Nous avons aussi, désormais, le Hamas en charge de la « Palestine ». N’y aurait-il pas là un message ? À savoir que la politique américaine – le « changement de régime » au Moyen-Orient – n’atteint pas ses objectifs. Des millions d’électeurs ont préféré l’islam aux régimes corrompus que nous leur imposons. Rajouter les caricatures danoises sur ce brasier est plutôt dangereux.
De toute façon, la question n’est pas de savoir si l’on peut donner une image du Prophète. Le Coran n’interdit pas les images du Prophète, même si des millions de musulmans les proscrivent. Le problème est que ces caricatures ont donné de Mohammed une image de violence à la Ben Laden. Elles ont donné de l’islam l’image d’une religion violente. L’islam n’est pas une religion violente. À moins que nous le souhaitions ?

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires