Insipide, affligeant

Publié le 12 février 2006 Lecture : 9 minutes.

Qui n’a entendu parler de la CIA (Central Intelligence Agency), de la NSA (National Security Agency), du FBI (Federal Bureau of Investigation) ? Popularisées par le cinéma, la télévision et la littérature, les agences américaines de renseignement ont fini par constituer une impressionnante galaxie. C’est pour faire face à leurs responsabilités d’hyperpuissance mondiale ayant des intérêts sur tous les continents, et pour prévenir les menaces contre leurs intérêts, que les États-Unis se sont dotés, dans la seconde partie du XXe siècle, de dix-huit agences de renseignement.
Ils leur consacrent un budget annuel énorme, de l’ordre de 45 milliards de dollars, soit davantage que ce que de grands pays comme la France, le Royaume-Uni ou la Chine consacrent à leurs armées, force de frappe nucléaire incluse.
Avec des résultats très décevants : ils mettent en uvre des moyens techniques démesurés pour écouter et espionner le monde entier mais n’ont pas vu venir le divorce entre la Chine et l’URSS, ni la chute de cette dernière ; ils n’ont su prévenir ni l’accession de l’Inde et du Pakistan au club nucléaire, ni le 11 septembre 2001.

Après ce dernier fiasco, qui a provoqué un vrai traumatisme, les États-Unis ont procédé à une réorganisation – une de plus – de cette fameuse galaxie et créé le poste de directeur du renseignement national (Director of National Intelligence).
En février 2005, il y a donc un an, le poste a été confié à John D. Negroponte, alors ambassadeur en Irak.
Chef suprême du renseignement, John Negroponte doit rédiger un rapport annuel semi-secret destiné à un Comité spécial du Sénat composé de sénateurs triés sur le volet. À leur intention, il doit évaluer les menaces qui pèsent sur les États-Unis et leurs intérêts.
Le nouveau czar du renseignement de la plus grande puissance du monde a donc délivré, le 2 février, il y a un peu plus d’une semaine, pour la première fois, son oracle sous la forme d’un texte de 25 pages (voir fac-similé).
Je me suis jeté sur ce rapport, pensant y trouver des informations rares, des analyses enrichissantes. Rien de tel : en une demi-heure de lecture attentive, je n’ai strictement rien appris.

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Voici, pour votre édification, les meilleurs extraits de ce rapport ; le reste, encore plus affligeant, ne vaut même pas d’être cité.

Généralités
« Le terrorisme est la menace numéro un pour nos concitoyens, notre patrie, nos intérêts et nos amis. La guerre contre le terrorisme est notre première priorité et notre souci déterminant, et nous incite à proposer une transformation majeure de la communauté du renseignement que nous représentons.« Nous vivons dans un monde qui est plein de conflits, de contradictions et en proie à un changement accéléré. Du point de vue du directeur du renseignement national, le changement le plus important est l’accroissement exponentiel du nombre de cibles que nous devons identifier, surveiller et analyser. Aujourd’hui, en plus des nations-États hostiles, nous nous concentrons sur les groupes terroristes, les réseaux de prolifération, les communautés aliénées, les individus charismatiques, les narcotrafiquants et les risques chimiques. »

Al-Qaïda
« Nous avons éliminé une grande partie des dirigeants qui étaient à la tête d’al-Qaïda en 2001, et les efforts de contre-terrorisme conduits par les États-Unis continuent de perturber ses opérations, de mettre ses dirigeants hors d’état de nuire et de casser son encadrement. Mais les éléments clés de l’organisation continuent de comploter et de préparer des attentats terroristes contre notre patrie et d’autres cibles à partir de bases dans la zone frontière Pakistan-Afghanistan ; ils ont aussi étendu leur rayon d’action grâce à leur fusion avec le réseau basé en Irak d’Abou Moussab al-Zarqaoui, qui a renforcé le pouvoir d’attraction d’al-Qaïda au sein de la communauté djihadiste et a mis de nouvelles ressources potentielles à sa disposition.« Grâce à d’efficaces opérations de renseignement, nous en savons beaucoup sur la vision d’al-Qaïda. Zawahiri, son numéro deux, est très clair dans sa lettre à Zarqaoui de juillet 2005. Il présente le djihad en Irak comme la première étape d’une marche vers un califat mondial, centré sur l’Égypte, la Syrie, la Jordanie, le Liban, l’Arabie saoudite, les États du Golfe et Israël. Zawahiri souligne l’importance d’avoir une base en Irak pour lancer des attaques ailleurs, y compris sur le territoire américain.« Dans la récente cassette de Ben Laden, le numéro un d’al-Qaïda réaffirme la détermination du groupe à attaquer notre patrie et tente de rassurer ses partisans en affirmant que la raison pour laquelle il n’y a pas eu d’attaque contre les États-Unis depuis 2001 est que c’est lui qui en a décidé ainsi. La dernière déclaration de Zawahiri est une autre indication que la direction du groupe n’est pas complètement coupée du monde et qu’elle peut continuer à faire passer son message à ses militants. La brièveté des délais et la fréquence des déclarations de Zawahiri l’année dernière soulignent la grande priorité qu’al-Qaïda accorde à la propagande faite par ses principaux dirigeants. »

La guerre d’Irak et le djihad
« Les actions violentes des djihadistes mondiaux renforcent l’urgence du débat en cours au sein de l’islam sur la question de savoir quelle devrait être l’influence de la religion sur le gouvernement. Les demandes intérieures de réforme qui se font de plus en plus insistantes dans de nombreux pays musulmans encouragent ce débat. En général, les musulmans prennent conscience de leur identité islamique, ce qui entraîne un surcroît d’activisme politique, mais cela ne signifie pas nécessairement une tendance à la radicalisation. La plupart des musulmans rejettent le message extrémiste et la violence des djihadistes mondiaux. En vérité, comme les musulmans acceptent les principes démocratiques de liberté, d’égalité, et le règne de l’État de droit ainsi qu’un certain rôle pour leurs croyances religieuses dans l’édification d’un avenir meilleur pour leurs communautés, il y aura de plus en plus de possibilités de contrer un mouvement djihadiste qui ne promet que davantage d’autoritarisme, d’isolement et de stagnation économique.« S’agissant de l’Irak, je voudrais proposer un bilan pour donner une idée de la manière dont je vois les choses aujourd’hui et les tendances pour 2006. Un leadership hardi sera le facteur décisif pour instaurer en Irak une démocratie constitutionnelle qui soit à la fois viable en tant que nation-État et ouverte à la diversité des régimes et du peuple irakiens. []« Les djihadistes sunnites les plus extrémistes, tels que ceux qui se battent avec Zarqaoui, resteront farouchement hostiles et continueront d’attaquer les forces irakiennes et celles de la Coalition. Ces éléments djihadistes sunnites extrémistes, dont une partie sont des combattants étrangers, constituent une petite minorité de l’insurrection globale, mais l’utilisation qu’ils font d’attentats suicides spectaculaires leur donne un impact disproportionné. Le recours par les insurgés à des engins explosifs improvisés de plus en plus meurtriers et la souplesse avec laquelle ceux qui les fabriquent s’adaptent aux contre-mesures de la Coalition restent la menace quotidienne la plus grave pour celle-ci, et un défi complexe pour la communauté du renseignement. »

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Iran
« L’Iran met en pratique un programme clandestin d’enrichissement de l’uranium depuis près de vingt ans, en violation de l’accord de sauvegarde de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) et en dépit de ses assertions contraires, nous estimons qu’il cherche à se procurer des armes nucléaires. Nous pensons que Téhéran ne possède probablement pas encore d’arme nucléaire et n’a vraisemblablement pas encore produit ou acheté le matériel fissile nécessaire. Néanmoins, le risque qu’il se procure l’arme nucléaire et la capacité qu’il a de l’intégrer aux missiles qu’il possède déjà sont une cause de souci immédiat. L’Iran a déjà le plus important stock de missiles balistiques du Moyen-Orient, et Téhéran considère ses missiles balistiques comme une partie intégrante de sa stratégie de dissuasion – et si nécessaire de représailles – contre les forces de la région, y compris les forces américaines.« L’Iran est situé au centre d’une région vitale – et évolutive -, il a des relations tendues avec ses voisins, et il est hostile aux États-Unis, à nos amis et à nos valeurs. Le président Ahmadinejad a fait depuis son élection de nombreuses déclarations inacceptables, les durs ont la haute main sur toutes les branches et les institutions du gouvernement, et celui-ci se montre plus actif et plus efficace dans la répression des amorces de liberté individuelle apparues à la fin des années 1990 et un peu plus tôt.« En vérité, le régime est aujourd’hui plus sûr de lui qu’il ne l’a jamais été depuis les premiers jours de la République islamique. Plusieurs facteurs jouent en faveur du maintien au pouvoir du régime religieux. Des revenus record dus au pétrole et à d’autres sources permettent des dépenses publiques généreuses, alimentent une croissance économique forte et gonflent les réserves financières. En même temps, l’Iran diversifie ses partenaires commerciaux étrangers. La part de l’Asie dans le commerce de l’Iran a bondi jusqu’à égaler, ou presque, les 40 % de l’Europe. Téhéran voit dans la diversification un bouclier pour le protéger des efforts extérieurs pour l’isoler. »

Moyen-Orient ; Syrie
« L’émergence de la concurrence politique et le nouveau débat public sur le rôle de la démocratie et de l’islam dans la région pourraient conduire à l’ouverture des systèmes politiques et au développement d’institutions civiques, ce qui constituerait un rempart possible contre l’extrémisme. Mais la voie du changement est loin d’être assurée. Les forces du changement sont exposées à la fragmentation et des régimes en place depuis longtemps savent de mieux en mieux combiner la répression et des réformes limitées pour contenir les pressions politiques et assurer leur survie.« Nous continuerons à surveiller de près ce qui se passe en Syrie, acteur central – mais généralement peu coopératif – d’une région troublée. Malgré le retrait militaire syrien du Liban, l’an dernier, Damas intervient encore dans ses affaires intérieures, cherche à écarter les perspectives de paix arabo-israélienne et n’a pas mis fin aux infiltrations activistes en Irak. En s’alignant sur l’Iran, le régime de Bachar al-Assad a signifié son rejet de l’Occident. Dans l’année qui vient, le régime syrien pourrait connaître des difficultés internes, car divers éléments – en particulier les retombées de l’enquête de l’ONU sur l’assassinat de l’ex-Premier ministre libanais – font peser un doute sur le jugement du président Bachar al-Assad et sa capacité de diriger le pays. »

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Hamas
« Le succès du Hamas aux élections législatives du 25 janvier ne signifie pas nécessairement que la quête d’une paix entre Israël et les Palestiniens est irrévocablement compromise. Il semblerait que les électeurs ont davantage voté contre le gouvernement du Fatah qu’en faveur du programme du Hamas et de son refus de reconnaître Israël. De toute façon, le mouvement islamiste doit maintenant affronter l’opinion publique palestinienne, qui soutient depuis des années la solution de deux États. »

Chávez
« Nous pensons que le président Chávez va resserrer ses liens avec Fidel Castro (le Venezuela couvre en gros les deux tiers des besoins de Cuba en pétrole à des prix préférentiels). Il se propose également de nouer des relations diplomatiques, économiques et militaires plus étroites avec l’Iran et la Corée du Nord. Chávez a réduit sa coopération antinarcotique avec les États-Unis. »

Afrique
« Il y a quelques bonnes nouvelles en provenance d’Afrique. Le continent connaît une véritable croissance économique après une décennie de baisse de ses revenus par habitant. On a également assisté, ces dix dernières années, à une nette tendance, même si elle n’est que graduelle, à davantage de démocratie, d’ouverture et d’élections pluralistes. Au Liberia, l’arrivée à la présidence de Ellen Johnson-Sirleaf, après une élection fortement disputée, a été un signe positif d’un retour à un pouvoir démocratique dans un pays qui avait beaucoup souffert. »

Je vous épargne des généralités aussi affligeantes sur les autres parties du monde : tout rédacteur en chef d’un bon journal, s’il les avait reçues de l’un de ses journalistes, les lui aurait retournées, avec la mention qu’à Jeune Afrique nous utilisons souvent : « déjà connu de vos lecteurs, ne leur apprendra rien »
Vous en êtes témoins et vous voilà fixés : les sénateurs (et les gouvernants) de la plus grande puissance du monde reçoivent de leurs services de renseignement, tentaculaires et coûteux, des « évaluations » et des « analyses » aussi approximatives qu’insipides.
Comment s’étonner, dès lors, que la politique qu’elles inspirent soit mauvaise ?

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