Scènes de ménage au sommet

Publié le 11 novembre 2007 Lecture : 9 minutes.

Les Ivoiriens ne s’en aperçoivent pas encore. Mais les obstacles se multiplient sur le chemin du retour à la paix, qu’ils espéraient irréversible. S’ils tardent à les étaler sur la place publique, le président Laurent Gbagbo et son Premier ministre Guillaume Soro, chef de file de l’ex-rébellion qui contrôlait le nord du pays, ont de sérieuses divergences sur l’interprétation de certains points de l’accord politique que tous deux ont signé le 4 mars dernier à Ouagadougou. Le différend est parfois si profond qu’il inquiète le chef de l’État burkinabè Blaise Compaoré, facilitateur et garant de ce énième arrangement trouvé il y a huit mois pour mettre fin à une situation de ni paix ni guerre qui paralyse la Côte d’Ivoire depuis plus de cinq ans. Alors que d’autres, proches du dossier, se demandent si la nouvelle donne serait la bonne.
Contre toute attente, même si toutes les apparences incitent à l’optimisme, les couacs se multiplient en coulisses. Dernier en date : le voyage impromptu dans la capitale burkinabè, le 30 octobre, de Désiré Tagro, fidèle parmi les fidèles de Gbagbo, promu ministre de l’Intérieur en avril 2007. Celui qui a conduit la délégation du camp présidentiel aux négociations de Ouaga n’est pas tendre avec le locataire de la primature. Guillaume Soro retarde le processus de paix, se plaint-il en substance auprès de Compaoré. Le rythme de délivrance des jugements supplétifs est lent. Les préfets et sous-préfets censés encadrer les audiences foraines (processus d’identification des populations) n’ont pas encore rejoint leurs postes dans la zone sous contrôle rebelle car ils craignent pour leur sécurité. Selon Tagro, il n’y a que deux solutions possibles susceptibles de les rassurer : le déploiement de gendarmes et de policiers loyalistes chargés de leur protection ou la recomposition des bataillons mixtes du Centre de commandement intégré (CCI) destinés à sécuriser audiences foraines et administrateurs territoriaux. Au lieu d’une composition paritaire, il faut que les deux tiers de ces bataillons soient constitués d’éléments des Forces armées nationales, et le tiers restant de combattants de l’ex-rébellion.
Compaoré l’écoute, promet d’en parler à Gbagbo et à Soro, et ajoute : « Vous m’avez fait part de demandes tout à fait nouvelles. Si elles reflètent la volonté du président Gbagbo, il n’a qu’à m’en saisir officiellement. » Le soir de ce même 30 octobre, Soro provoque un tête-à-tête de près d’une heure et demie avec Gbagbo. Au menu : douze points, dont, naturellement, le redéploiement de l’administration territoriale, la sécurisation du processus électoral, la composition des bataillons du CCI D’entrée de jeu, le leader de l’ex-rébellion énonce certaines positions de principe : « Aucun policier ou gendarme loyaliste, en dehors de ceux qui sont membres des forces mixtes du Centre de commandement intégré, ne sera accepté dans notre zone avant la fin du processus de paix. Je m’engage à garantir la sécurité des administrateurs territoriaux. [] Il est hors de question de renoncer à la parité dans la composition des bataillons du CCI. [] Les règles de sécurisation du processus électoral ne peuvent plus être remises en cause. » Sur toutes ces questions, Gbagbo se déclare « parfaitement en phase » avec son Premier ministre. Qui n’en continue pas moins de s’interroger sur le sens de la visite du ministre de l’Intérieur à Ouaga. « Dès que Tagro sera de retour, je le convoquerai pour qu’on en parle », le rassure le chef de l’État. Avant d’ajouter : « Je croyais que le redéploiement de l’administration territoriale était très avancé. » Réplique de Soro : « Je ne fais pas de fixation, Monsieur le Président. Mais, là encore, c’est toujours votre ministre de l’Intérieur qui traîne des pieds pour remettre aux préfets et sous-préfets des véhicules qui continuent à dormir chez un concessionnaire d’Abidjan, aux frais de l’État. »
Les deux hommes se quittent sur une précision rassurante du président Gbagbo : « Le commandement territorial doit se redéployer sans condition. Avec le CCI, le problème de sécurité n’en est pas un. Il faut aller vite. Vous avez tout mon soutien. N’hésitez pas à me tenir au courant de la moindre de vos difficultés. » Mais apparemment son interlocuteur n’est pas totalement rassuré. La méfiance de Soro envers les ministres issus du Front populaire ivoirien (FPI, le parti présidentiel) est aussi vieille que la formation du gouvernement. Le 7 avril, quelques jours seulement après sa nomination, le Premier ministre s’adresse ainsi au chef de l’État : « Je vous demande de signifier aux ministres issus de votre parti qu’ils sont tenus à la solidarité gouvernementale et au respect de l’autorité du chef du gouvernement. » Gbagbo convoque illico presto Michel Amani Nguessan (Défense), Hubert Oulaï (Fonction publique) et Désiré Tagro. Devant Soro, il les prévient : « Le premier d’entre vous qui désobéira au Premier ministre sera viré. »

À moins qu’elle n’ait été proférée que pour la forme, la mise en garde présidentielle n’a pas eu l’effet qu’en escomptait le chef du gouvernement. Lequel n’a pas tardé à s’en apercevoir, notamment avec le redéploiement des administrateurs territoriaux dans la zone sous contrôle rebelle qui n’est toujours pas bouclé. Quand, à la fin du mois d’avril, Soro demande avec insistance la première mouture du décret sur le redéploiement de l’administration territoriale que doit signer le président Gbagbo, Tagro y va à son rythme, choisit de faire signer d’abord, le 5 juin, celui sur la réinstallation des magistrats. Et attend de voir venir.
Face à ce qui lui apparut alors comme une forme de grève du zèle, Soro décide de recevoir lui-même les administrateurs territoriaux pour les rassurer sur leur sécurité. Il leur donne rendez-vous pour le 29 septembre 2007. Le ministre de l’Intérieur s’y oppose et indique dans une lettre adressée au Premier ministre : « La rencontre projetée bafoue mon autorité. » Le chef du gouvernement demande à Gbagbo de trancher. Au cours du Conseil des ministres du jeudi 4 octobre, le chef de l’État donne raison à Soro, qui peut enfin rencontrer tout le corps préfectoral (préfets, sous-préfets et secrétaires généraux de préfecture) le 6 octobre. Une quinzaine de jours après le démarrage des audiences foraines, le 25 septembre, simultanément à Ouaragahio, la localité natale du chef de l’État, et à Ferkessédougou, celle de son Premier ministre.
Le retard n’est pas rédhibitoire, mais la nécessité d’accélérer le mouvement de redéploiement de l’administration se fait sentir. Soro fait sauter les verrous, à commencer par les mesures d’accompagnement (remise d’un kit de départ de 6 millions de F CFA à chaque préfet et de 5 millions par sous-préfet ; mise à disposition des véhicules de fonction). Mais d’autres blocages se font jour. Sur le choix de l’opérateur technique privé chargé de sécuriser le processus électoral, le Palais ne cache plus sa volonté de revenir sur la désignation de l’entreprise française Sagem. À défaut, il se préoccupe de restreindre le champ d’intervention de l’opérateur technique pour accorder un rôle central à l’Institut national des statistiques (INS) dirigé par Mathieu Meleu, un cadre du Front populaire ivoirien.
À entendre l’entourage immédiat du chef de l’État, l’inscription sur les listes, le croisement des données ainsi que l’établissement des cartes d’électeur doivent échoir à l’INS. À charge pour l’opérateur privé de fabriquer les cartes d’électeur. Ce dont ne veulent absolument pas Henri Konan Bédié et Alassane Dramane Ouattara, les principaux leaders de l’opposition. Ils font tout pour éviter que l’INS ait le moindre impact sur les élections. Le président Blaise Compaoré juge, pour sa part, que la désignation d’un nouvel opérateur par appel d’offres risquerait d’entraîner une perte de temps dans un processus jugé déjà trop lent. Et le Premier ministre estime, lui, que le choix de la Sagem peut être maintenu mais que le coût de son intervention, évalué actuellement à 50 milliards de F CFA, peut être revu à la baisse. Plusieurs expertises trouvent le cahier des charges de la société française réalisable pour moitié moins cher.

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Autre point de désaccord : la question sensible des grades des combattants de l’ex-rébellion et le quota des éléments à intégrer dans la nouvelle armée nationale à reconstruire. Alors que les Forces nouvelles (FN) ont fini de remettre au facilitateur Compaoré leurs propositions (dont l’incorporation de 5 000 à 10 000 hommes dans l’armée régulière, qui en compte aujourd’hui entre 16 000 et 18 000), leurs interlocuteurs du camp présidentiel tardent à rendre leurs contre-propositions. Sans doute parce qu’ils redoutent la réaction des troupes loyalistes qui se plaignent déjà, mezza voce, du meilleur traitement accordé à leurs ennemis d’hier. Résultat : la réunification de l’armée, autre étape cruciale vers le retour à la paix, reste bloquée. Ici aussi deux approches s’opposent : les FN souhaitent que leurs officiers promus à la faveur de l’insurrection armée maintiennent leurs grades et partent d’office à la retraite avec les avantages qui y sont attachés, alors que le Palais est, lui, favorable au paiement d’un « pécule de départ » sec, sans retraite ni indemnité.
Pourtant, à en croire l’une et l’autre partie, l’affaire semblait réglée. Pour Gbagbo, qui l’indiquait dans l’interview que J.A. a publiée dans son édition du 16 septembre dernier (n° 2436), l’histoire de ces grades est un faux problème. Il ne concerne que très peu de personnes et trouve sa solution dans l’uniformisation de la « grande muette ». En clair, tout soldat qui avait rejoint la rébellion aura droit, à son retour, aux mêmes galons que son camarade de la même arme resté dans les rangs des loyalistes, si celui-ci a bénéficié d’une promotion. Quant aux commandants de zones, dont les grades sont « politiques », dans l’entourage de Soro, on indique volontiers que la plupart d’entre eux n’ont aucune envie de retourner se coltiner avec la rigueur spartiate d’une vie de caserne après la vie de roitelet qu’ils ont menée cinq ans durant. Et que, pour le reste des troupes, le service civique promis par le chef de l’État fera probablement l’affaire.

N’empêche, le désaccord persiste, et irrite le Premier ministre, qui soupçonne le camp présidentiel de chercher à redéployer ses forces dans les zones sous contrôle de l’ex-rébellion avant même que le processus n’aille jusqu’à son terme. Les FN se radicalisent et manifestent leur colère à Compaoré : « Nous ne pouvons rien céder sur la question des grades et des quotas. Ni sur le processus électoral : cette guerre n’a aucun sens si elle ne peut aboutir à des élections sécurisées. Les policiers et gendarmes loyalistes ne peuvent pas prendre possession des positions des FN avant la fin du processus de paix. Nous ne signerons pas une reddition déguisée alors que nous n’avons pas été vaincus. Toutes ces manuvres visent un contrôle militaire et en définitive politique et administratif des zones que nous contrôlons. »
Ce ne sont pas que des rodomontades, et le chef de l’État burkinabè le sait. Très confiant aux premières heures de l’accord de Ouagadougou, il paraît aujourd’hui de plus en plus perplexe. Et multiplie ces derniers jours les appels téléphoniques à certains de ses homologues. À l’un d’entre eux, il a même confié : « Je ne puis affirmer que M. Tagro agit avec l’aval de Gbagbo. En tout cas, moi, au Burkina, je ne tolérerais jamais qu’un ministre défie aussi ouvertement un Premier ministre. »
Si Compaoré reste, comme à son habitude, prudent, certains de ses pairs le sont moins. Ils ne sont pas loin de penser, comme nombre de proches de Soro, que c’est Gbagbo qui agit par Tagro interposé. Soit en faisant la sourde oreille, soit en tirant les ficelles dans l’ombre, soit en entrant dans ce rôle bien confortable de celui qui, surpris, n’est au courant de rien. Mais jusqu’à quand ?

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