L’épreuve de vérité

Promise par Sarkozy, rejetée par les syndicats, la réforme des régimes spéciaux annonce un terrible bras de fer entre la rue et le pouvoir.

Publié le 11 novembre 2007 Lecture : 4 minutes.

La semaine s’annonce rude pour le gouvernement. Ressortant les vieux clichés inusables des « rentrées chaudes », l’ensemble de la presse voit dans la reprise des grèves la première « épreuve du feu » pour le nouveau pouvoir. Plutôt une épreuve de vérité. Il aura rendu un fameux service à la transparence démocratique le cheminot de Sud Rail qui a lancé à Nicolas Sarkozy en visite sur un site de maintenance de la SNCF, à Saint-Denis, en banlieue parisienne : « C’est la rue qui va parler et elle fera plier le Premier ministre comme dans le passé. » Voilà qui situe clairement l’affrontement. La veille, au journal de 20 heures de TF1, on avait entendu une jeune banlieusarde privée de train déclarer qu’elle « comprenait » cette nouvelle rébellion des bénéficiaires des régimes spéciaux de retraite. « Ils refusent de perdre leurs avantages. On ferait tous pareil. » À ce détail près qui pose tout le problème : en matière de retraite, les Français ne sont pas « tous pareils ». À la SNCF, lourdement endettée et gravement déficitaire malgré ses efforts de redressement et les prouesses du TGV, le personnel sédentaire part en retraite à 55 ans avec une pension égale à 75 % du dernier traitement, indexée de surcroît sur les salaires ; pour les « roulants », le seuil est abaissé à 50 ans après vingt-cinq années de service. C’est la conséquence d’un statut qui date de 1909, à une époque où l’espérance de vie était de 46 ans, où la « pénibilité » du métier était la réalité quotidienne et où les patrons des réseaux privés préférèrent lâcher sur les retraites plutôt que d’augmenter les salaires, avec l’arrière-pensée quelque peu cynique que les machinistes n’en seraient que plus attachés à leur loco à vapeur.

Aujourd’hui, les cheminots, sédentaires ou roulants, vivent heureusement aussi vieux que la moyenne des travailleurs, aussi longtemps par exemple que les chauffeurs routiers dont les horaires sont autrement contraignants, les salaires plus bas, et dont les contrats de travail ignorent les divers avantages de gratuité médicale et de réduction de tarifs consentis aux salariés et retraités de la SNCF. Le routier doit ainsi travailler dix à quinze ans de plus pour s’assurer une retraite plus faible, sans cesser de participer comme contribuable au financement du régime spécial des cheminots, dont les cotisations n’ont représenté en 2003 que 38 % des pensions versées. Est-il inégalité plus choquante que de faire payer des privilèges par ceux qui en sont privés ? Et qui paient ainsi trois fois : comme cotisants pour leur propre retraite ; comme usagers lorsque l’importance des déficits oblige à des relèvements de tarifs ; comme contribuables, enfin, car chaque fois que l’État doit remettre à tous ces pots percés, c’est tôt ou tard le citoyen qui débourse.

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Le gouvernement se trouve face à deux logiques : celle de tout salarié qui ne saurait volontiers consentir à un abaissement de sa condition, surtout lorsqu’il remet en cause des droits indéniablement acquis et contractuellement garantis ; et celle d’un État au bord de la faillite, selon le méritoire aveu du Premier ministre François Fillon, contraint en tout cas à la rigueur par un déficit budgétaire de 45 milliards d’euros et un endettement croissant dont le total de l’imposition sur le revenu ne suffit même plus à couvrir les seuls intérêts. Les sommes en jeu dans la crise des régimes spéciaux donnent le vertige : 80 milliards d’euros à trouver pour EDF/GDF, 70 milliards pour la SNCF, 18 pour la RATP, dont les employés travaillent sept ans et demi de moins que dans le privé et touchent une pension supérieure de 65 % pour des cotisations vieillesse inférieures de 40 %. Au total, une facture de près de 200 milliards d’euros.
Les multiples problèmes de retraite à la française auraient pu être réglés en douceur si des mesures progressives d’assainissement avaient été prises pendant ces vingt dernières années d’immobilisme où les parties prenantes ont préféré « laisser pourrir ». Il était déjà trop tard pour la recherche d’une solution consensuelle lorsque Alain Juppé s’y est efforcé en 1995. Les ordres de grève toujours « reconductibles » ont paralysé peu à peu le pays. Car la vie sociale française connaît cette étrange spécificité de reposer sur des syndicats à la fois les moins représentatifs, avec des taux d’adhésion les plus bas d’Europe, et les plus puissants, car ils tiennent l’économie grâce à la maîtrise des services publics. Alain Juppé a fini par céder à un contre-pouvoir devenu plus fort que le sien et paradoxalement assuré du soutien de l’opinion chez qui l’impopularité du gouvernement éclipsait les souffrances infligées par les grèves. Il n’est pas jusqu’au patronat qui ne l’ait exhorté, dans une discrète démarche à Matignon, à une reddition jugée inévitable pour mettre fin à quatre semaines d’un ruineux coma. La situation n’est certes plus la même aujourd’hui malgré la réussite surprise de la grève d’Air France, de légers reculs de Nicolas Sarkozy et François Fillon dans les sondages et une certaine morosité ambiante amplifiée par les médias.

Abondamment évoquée par Sarkozy pendant la campagne présidentielle, légitimée par sa nette victoire finale, la réforme des régimes spéciaux reste approuvée par la majorité des Français, désormais convaincus, si l’on en juge par les enquêtes d’opinion, qu’elle répond tout autant à des motifs d’équité sociale qu’à d’inexorables impératifs financiers. Le chef de l’État s’est fait élire sur un programme draconien de réduction des dépenses. Il voit toujours dans cet effort d’économie « une nécessité inéluctable » qu’on ne peut « ni différer, ni biaiser, ni éviter ». Si le souvenir cauchemardesque des grèves de 1995 l’incite à négocier, pour autant que le permettront les failles apparues dans le front syndical, ses promesses électorales l’obligent au courage. « Je tiendrai », a-t-il assuré après les déplaisants chahuts du Guilvinec, où il était allé à la rencontre des pêcheurs en colère. Il n’a pas le choix, à moins de rompre avec sa propre « rupture ».

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