Jacques Chirac, la maladie et les prétendants
Jacques Chirac a-t-il droit au secret médical, comme le revendique pour lui Bernard Kouchner, au nom du respect de tout malade ? Sa fonction, affirme Valéry Giscard d’Estaing, est la seule en politique « qu’on ne peut pas retirer à son titulaire » . Lui impose-t-elle pour autant un devoir de transparence ?
Le débat est facile aux bien-portants. Tout change quand la maladie frappe. François Mitterrand était probablement sincère quand il promit la vérité. Mais lorsque le lendemain de son élection le docteur Gubler lui révèle qu’il est atteint d’un cancer en phase terminale et s’efforce d’atténuer le choc, il l’interrompt avec brusquerie : « Laissez-moi tranquille, je suis foutu. » Et décide d’imposer le secret. Aurait-il tenu quinze ans – dont quatorze à l’Élysée -, s’il avait rendu publiques sa maladie et les phases de son évolution par des communiqués détaillés et réguliers ? On reproche aux médecins de Jacques Chirac le « laconisme » de leurs bulletins de santé. Mais on comprend leurs scrupules à manier des mots lourds de non-dits et aux conséquences imprévisibles sur l’opinion, comme « artère qui se bouche » (accident ischémique) ou « artère qui se rompt » (petite hémorragie cérébrale). Même si le commentaire de l’éminent cardiologue de la Salpêtrière, le Pr Samson, conclut que dans la plupart des cas « les malades s’en sortent sans séquelles ou avec des séquelles minimes ». Le risque est toujours d’inquiéter ou de troubler en voulant rassurer.
Jean-Louis Debré a beau rappeler à la décence les « Rintintin de la politique » qui glosent sur l’état de santé du chef de l’État, et Valéry Giscard d’Estaing remarquer qu’il n’y a aucune raison d’accélérer la réflexion sur la concurrence Villepin-Sarkozy, commentaires et rivalités ne cessent de s’accélérer au vu et au su des millions de citoyens auxquels les médias n’en laissent rien ignorer.
C’est vrai à gauche. Passé les souhaits de prompt rétablissement, les dirigeants du PS ont aussitôt vu dans l’incident – ou accident – cardiaque du président, survenant après le collapsus de l’échec référendaire, une quasi-certitude de plus qu’il ne voudra ou en tout cas ne pourra pas affronter la gageure d’un troisième mandat. Et trouvé dans cet aussi soudain changement de situation l’occasion à ne pas manquer de se ressaisir afin de répondre autrement que par des divisions et empoignades à l’affirmation de la droite que « en face, il n’y a rien ni personne ».
Les choses s’accélèrent aussi dans la majorité et pour de semblables raisons, même si par égard envers le président et par compassion pour son épreuve, elles sont moins nettement avouées. Seul le professeur et chirurgien Bernard Debré (le frère du précédent), un des députés UMP qui fait le plus ouvertement campagne pour Nicolas Sarkozy, a tranché au scalpel avec sa franchise la double interrogation qui taraude ses amis : « Chirac ne se représentera pas. Et il n’y aura pas de primaires pour la désignation de son successeur. »
Pour le ministre porte-parole Patrick Devedjian, au contraire, il est non moins évident que rien ne pourra l’empêcher d’être une troisième fois candidat « s’il en a les moyens politiques » – c’est là en effet, si sa santé se rétablit, tout le problème. En attendant, la seule hypothèse de son renoncement replace Nicolas Sarkozy et Dominique de Villepin au premier rang de la course de fond présidentielle. Arrivée dans vingt mois.
Le quotidien Le Monde pose la bonne question, appelée à faire ricochet dans les commentaires politiques : Dominique de Villepin a-t-il le temps de devenir présidentiable ? En fait, la réponse est dans la question elle-même. S’il ne l’est pas, il a toutes les capacités personnelles et suffisamment de références de carrière pour le devenir et il le deviendra du jour même où il déclarera officiellement sa candidature. Le plus tard possible, comme édouard Balladur – c’est là où intervient la notion de temps – dans l’espoir de bénéficier au maximum des résultats de son action à la tête du gouvernement. Mais comment douter aujourd’hui de cette candidature ? Et le chef de l’État ne l’a-t-il pas nommé à Matignon que pour l’y préparer, de même que de Gaulle avait voulu donner sa chance à Georges Pompidou en le sortant de l’anonymat pour en faire un Premier ministre. Mission finalement réussie.
De potentielle, pour ceux qui s’interrogeaient encore sur l’éventualité d’un troisième mandat de Jacques Chirac en 2007, cette quasi-candidature de Dominique de Villepin est devenue ostensible, ce qui semble bien clore le débat sur les intentions présidentielles. Le chef du gouvernement lui-même entre ouvertement dans le jeu. Après avoir affirmé le jeudi 1er septembre à la télévision qu’il n’avait « aucune ambition élyséenne », on l’a vu s’afficher samedi à l’université de l’UMP en continuateur de la politique du chef de l’État, rappelant sa complicité de près de vingt-cinq ans avec lui et adjurant la majorité de rester fidèle à ses orientations ; et accepter à toutes fins utiles que les télévisions filment son jogging matinal – chapeau au conseiller de presse qui a pensé à l’opportunité de cette image…
Héritier, ou plutôt dauphin ? Pour la plupart des parlementaires de l’UMP, qu’ils soient sarkozystes ou chiraquiens, la réponse est claire. En choisissant Villepin pour faire barrage au ministre de l’Intérieur, Jacques Chirac a montré une fois de plus la sûreté de cet « instinct de tueur » qu’aiment à lui attribuer les médias et qui jalonne en effet de quelques cadavres exquis sa carrière : Chaban-Delmas, Balladur, et autres Léotard, Madelin, Longuet, sans oublier Giscard d’Estaing, qu’il contribua à faire battre par Mitterrand en 1981. Sur leur stèle, les chiraquiens purs et durs ont déjà inscrit en lettres invisibles le nom de Nicolas Sarkozy.
Celui-ci le sait et s’attend à la contre-attaque depuis qu’il a été le premier à afficher ses ambitions présidentielles. Il a pris dès le départ un net avantage en s’emparant de l’UMP, puis en la « déchiraquisant » par l’arrivée massive de nouveaux adhérents afin de se faire investir à coup sûr par le principal parti de la majorité. Il disposera alors, avec le ministère de l’Intérieur, des deux plus puissantes machines de guerre électorales. Il tiendra les militants et les financements. Depuis le début de la Ve, il n’est pas d’exemple de candidat à l’Élysée qui l’ait emporté sans le soutien d’un grand parti, à commencer par de Gaulle lui-même avec son Rassemblement du peuple français. Nicolas Sarkozy a reaffirmé sa détermination devant les jeunes militants de l’UMP : « Rien ne m’empêchera d’aller jusqu’au bout. » Face à Dominique de Villepin, qui multiplie les interventions, il hausse le ton des siennes, n’hésitant pas à provoquer sans le citer le chef de l’État, « un chef qui a peur, ce n’est pas un chef », ou le comparant allusivement à Louis XVI avec cette nasarde à la clé : « Moi, je ne me sens pas la vocation de démonter tranquillement les serrures à Versailles pendant que la France gronde. » Dominique de Villepin n’est pas en reste. Quand Nicolas Sarkozy préconise une stratégie de rupture avec les trente dernières années, le Premier ministre rétorque que la plus grande rupture est en train d’avoir lieu, et c’est la rupture avec le chômage.
Les couteaux ne seront pas restés longtemps au vestiaire, où de part et d’autre on avait fait semblant de les déposer. Combien de temps cette étrange paix armée, encore placée sous le signe de la « complémentarité », pourra-t-elle se prolonger sans dégénérer ? Déjà, rien n’est plus comme avant. Mais il est encore trop tôt pour un bilan comparatif des atouts et handicaps de chacun.
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