Le juge et le grand vizir
Que cherche au juste Patrick Ramaël, le juge d’instruction de l’affaire Ben Barka ? Depuis plusieurs semaines, il se démène et a visiblement des idées précises pour percer les multiples énigmes qui entourent encore l’enlèvement de l’opposant marocain, à Paris, le 29 octobre 1965. Alors que les révélations d’un ancien patron de la police judiciaire Lucien Aimé-Blanc (dans L’Indic et le commissaire, édition Plon), pourtant éclairantes sur la participation des Français au rapt, ne semble pas l’intéresser, c’est sur le Maroc qu’il concentre ses efforts. Le 22 mai, il entend Driss Basri, qui fut l’inamovible ministre de l’Intérieur de Hassan II, à titre de témoin. Le 1er juin, il diligente une perquisition à son domicile parisien. Dans la foulée, il débarque sans prévenir dans la suite qu’occupe dans un hôtel parisien Driss Benzekri, président de l’Instance Équité et Réconciliation jusqu’à novembre 2005, qui suit actuellement un traitement à la suite d’une grave maladie.
Pour Basri, la convocation chez le juge était une « invitation ». Et la perquisition, une « visite de courtoisie »… Jouant sur les mots, l’ancien premier flic du royaume chérifien s’amuse et va jusqu’à suggérer que ses rapports avec le juge sont empreints d’une certaine complicité. À un journaliste d’Al-Ayam, un hebdomadaire de Casablanca, il révèle de manière plus ou moins sibylline la teneur de sa déposition : « Auprès de Hassan II, mon rôle était essentiellement politique : dialogue avec les partis et édification des institutions de l’État. » Au moment de l’affaire Ben Barka, il n’avait pas de responsabilités « suffisamment importantes pour connaître les dossiers sensibles ». Avait-il néanmoins interrogé le roi au sujet de l’affaire, lui a demandé naïvement le juge ? Réponse : « Hassan II, Commandeur des croyants, était un personnage sacré. D’abord, il ne pouvait être impliqué dans un tel crime ; ensuite, il était inconcevable qu’un responsable puisse lui poser des questions aussi humiliantes. » Il ajoute que « le roi avait de la considération pour Mehdi Ben Barka et avait donné son nom à une artère de la capitale, ce que n’a pas fait son ami Abderrahmane Youssoufi » Autre précision perfide : « Au Maroc, on a créé l’IER, à qui il revenait de lever le mystère de la dépouille de Mehdi Ben Barka et de fournir toutes les réponses sur son sort. Malheureusement, elle ne l’a pas fait. »
Le juge a par ailleurs interrogé Basri à propos de plusieurs généraux disparus, tels Oufkir ou Moulay Hafid, mais aussi vivants : Hosni Ben Slimane, patron de la gendarmerie, et Abdelhak Kadiri, attaché militaire à Paris en 1965 et futur chef de la DGED (services spéciaux). Sur le premier, l’ancien vizir s’est contenté, à l’en croire, de ce commentaire lapidaire : « Je l’ai connu quand il était gardien de but de l’équipe des Forces armées royales (FAR) ». Quant au second, il estime que « c’est un patriote qui a servi loyalement son pays et qui mérite tous les éloges ».
En apparence, ces « confidences » ne doivent pas être d’une grande utilité pour le juge Ramaël. Mais on comprend mieux la nouvelle stratégie de ce dernier – et le rôle imparti à Driss Basri – si l’on revient à sa mésaventure marocaine, à la fin de l’année dernière. Après avoir délivré une commission rogatoire, le magistrat a séjourné du 27 novembre au 4 décembre 2005 à Rabat pour l’exécuter. Bizarrement, il est arrivé incognito, se déclarant « agriculteur » sur sa fiche de police à l’aéroport. Les Marocains ont modérément apprécié : « Pour qui nous prend-il ? » a lancé un responsable de la sécurité. Alors, ils l’ont « baladé » pour lui apprendre les bonnes manières. Au ministère de la Justice, on lui a dit qu’il pouvait sans problème entendre les généraux Kadiri et Ben Slimane. Problème : personne ne savait où les trouver ! Le juge est rentré en France bredouille et furieux : « Ils me prennent pour un idiot. On verra. »
Aujourd’hui, c’est la réponse du berger à la bergère. Ce qu’il n’a pas pu faire à Rabat, faute de coopération marocaine, il entend le faire, en toute souveraineté, à Paris. Après Basri et Benzekri, il se propose d’entendre Mohamed Mediouri, qui fut le patron de la sécurité royale et réside à Neuilly, dans la proche banlieue parisienne, et l’ancien Premier ministre Abdelatif Filali. À l’évidence, il s’agit pour lui de créer un précédent, son objectif étant d’interroger les généraux Ben Slimane et Kadiri s’ils viennent à poser le pied sur le sol français.
Et Basri dans tout cela ? Ceux qui suivent le dossier à Rabat sont convaincus qu’il n’est pas étranger aux nouvelles idées du juge. Il convient désormais de réviser – ou de nuancer – le dogme selon lequel Driss Basri, créature du Makhzen, ne le trahira jamais. Certains soutiennent, au contraire, qu’il a franchi le Rubicon. Motifs ? La condamnation récente de son beau-frère Abdelmoughit Slimani, dont il avait fait un maire de Casablanca, et les menaces qui pèsent sur son propre fils, Hicham. Pour se protéger, il passe à l’offensive en essayant d’exercer un chantage « dosé, modulé, gradué ». Il montre qu’il peut faire mal, tout en se gardant soigneusement de tirer toutes ses cartouches
L’activisme du juge Patrick Ramaël, fort de la collaboration potentielle de Basri, ne risque-t-il pas de mettre à mal les relations franco-marocaines ? Il est certain que si des dignitaires comme les généraux cités plus haut, et d’autres, ne peuvent plus se rendre à Paris sans courir le risque d’être arrêtés, il va devenir difficile de continuer à parler d’« idylle » entre l’Élysée et le Palais royal.
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