Sur deux évolutions remarquables

Publié le 11 mars 2007 Lecture : 6 minutes.

Deux événements d’inégale importance et complètement distincts sont annoncés comme imminents. Ils devraient intervenir entre le moment où j’écris ces lignes et celui où vous les lirez.
Je les rapproche l’un de l’autre parce qu’ils mettent en évidence deux phénomènes concomitants et inverses sur lesquels je souhaite attirer votre attention : au moment où en Afrique, au nord comme au sud du Sahara, les pouvoirs s’émancipent de l’influence des ex-puissances coloniales et résolvent leurs problèmes de manière de plus en plus autonome, les gouvernements du Moyen-Orient s’inféodent aux grandes puissances dont ils (re)deviennent les instruments, voire les jouets.

Les deux événements auxquels je me réfère ci-dessus et dont je pense qu’on va beaucoup parler sont :
1. La réunion à Bagdad d’une étrange conférence internationale sur l’Irak.
Étrange parce que convoquée – en théorie tout au moins – par le gouvernement d’un pays :
– occupé par des armées étrangères auxquelles il doit son existence ;
– qui ne contrôle ni son territoire, ni ses frontières, ni sa population (il ne cache pas qu’il parle au nom de sa composante chiite alors que les Kurdes ont conquis une quasi-indépendance et que les sunnites sont en insurrection armée) ;
– qui ne tiendrait pas un mois s’il n’était soutenu à bout de bras par ceux qui l’ont installé dans un réduit de quelques kilomètres carrés appelé Zone verte.
Étrange aussi parce qu’y accourent les représentants d’un kaléidoscope d’une quinzaine de pays et d’institutions – dont les intérêts divergent et parfois s’opposent, voire se heurtent.
Comme vous, je suis curieux de voir comment s’organiseront les débats de cet hétéroclite rassemblement et ce qu’il en sortira
2. L’annonce par l’actuel président de la République française, Jacques Chirac, que, faute d’une « fenêtre de tir », il se résigne à ne pas briguer un nouveau mandat, laissant à Nicolas Sarkozy, à Ségolène Royal et à François Bayrou le champ libre pour se disputer sa succession.

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Les pays africains, leurs présidents et leurs gouvernements n’ont été que trop longtemps – depuis près de cinquante ans – sous la tutelle de leurs anciennes puissances coloniales. Ils ne se sont émancipés de cette tutelle que tout récemment, contraints et forcés par le déclin progressif de l’intérêt de ces puissances pour leurs anciennes colonies d’Afrique.
Le Royaume-Uni et le Portugal ont quitté les pays africains qu’ils avaient colonisés sans tenter, comme la France de De Gaulle, Pompidou, Mitterrand, Giscard et Chirac, de les garder dans leur orbite et sous leur influence.
Avec Chirac et par lui, la France, à son tour, achève son cycle africain.
Hormis le Tchad et la Centrafrique, dont les gouvernements ont besoin de l’assistance militaire de Paris – et qui, comme toujours depuis près d’un demi-siècle, l’ont obtenue -, l’Afrique francophone s’est mise à régler ses affaires dans un cadre régional ou continental africain sans participation de la France (qui n’est même plus tenue complètement informée !).

L’exemple le plus frappant est celui de la crise ivoirienne. Gérée par Paris à ses débuts, en 1999, elle a glissé peu à peu vers l’Afrique du Sud (médiation Mbeki), puis l’Union africaine et l’ONU, mais la France était restée présente, et même pesante.
Jusqu’au début de cette année où l’affaire a été prise en main complètement par la Cedeao (Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest).
Le pays de Jacques Chirac était, il y a cinq ans encore, joueur principal : le voici en 2007, quoi qu’en dise Brigitte Girardin (voir pp. 60-61 ses confidences à François Soudan), hors jeu, sauf par sa présence militaire sous le label de l’ONU.
Même glissement pour ce qui concerne la Guinée, dont la crise s’est nouée et dénouée sans la France. Idem pour la Mauritanie, qui sera passée de l’ère Ould Taya à celle d’un nouveau président via la transition d’Ely Ould Mohamed Vall sans que la France officielle se sente concernée, ou s’y soit intéressée.
Quant aux élections, elles se préparent, se tiennent et se concluent désormais dans chacun des pays de l’Afrique francophone sans que Paris ait de candidat à aider ou à combattre.
Qui s’en plaindra ?

Même évolution au nord du Sahara, plus particulièrement depuis que Mohammed VI a succédé à Hassan II, et bien que le président français se soit érigé comme le tuteur du nouveau souverain (qui n’en demandait pas tant).
Ainsi le conflit du Sahara occidental, qui empêche depuis trente ans le Maghreb de se constituer et que la France n’a pas aidé à résoudre, va devoir évoluer et, on l’espère, trouver sa solution dans un cadre régional ou continental africain.
Tout se passe donc, paradoxalement, comme si Jacques Chirac « l’Africain » avait achevé le processus entamé en 1993 par Édouard Balladur – alors Premier ministre – et qui a libéré la France de l’Afrique et l’Afrique de la France.
Bénéfique ou non, cette évolution est un fait qu’il faut prendre en compte. Masquée par les effusions voyantes et les promesses verbales qui « n’engagent que ceux qui les reçoivent », et dont Jacques Chirac était prodigue, cette évolution s’accentuera sans aucun doute avec son successeur, quel qu’il soit.

Pendant que l’Afrique et ses gouvernants prenaient ainsi le large, le Moyen-Orient et ses hommes de pouvoir faisaient, eux, le chemin inverse.
Ils le doivent en bonne partie à Oussama Ben Laden, car l’inféodation de la plupart des gouvernements de la région aux États-Unis est fille du 11 septembre 2001 et de « la guerre mondiale contre le terrorisme »
Passons ces gouvernements en revue, en mettant à part celui de l’Irak, décrit plus haut.
L’Afghanistan. « Inventé » par l’occupant américain en 2002, élu le 9 octobre 2004, son « président » Hamid Karzaï, dont les gardes du corps sont américains, est-il autre chose que le gouverneur d’un pays occupé et quotidiennement bombardé par des forces sur lesquelles il n’a aucun droit de regard ?
Le Liban : il ne s’est libéré de la tutelle syrienne que pour tomber sous celle des États-Unis (et, accessoirement, de la France).
Israël : ses Premiers ministres faisaient naguère la pluie et le beau temps à Washington ; l’actuel, qui a succédé il y a un an à Sharon, s’est vu interdire, il y a un mois, par George W. Bush, de répondre aux ouvertures syriennes, et il s’est incliné.
Le même Bush, lui, ne s’interdit plus de négocier avec la Syrie, et même avec l’Iran (ou de faire semblant).
L’Iran : pourrait-il tenir tête aux États-Unis et à ?l’Europe s’il n’était soutenu par la Russie (son unique fournisseur), et donc dépendant d’elle ?
Le Pakistan, l’Arabie saoudite, l’Égypte, le Yémen, la Jordanie, le Koweït, les autres émirats : ils font mine de mener une politique autonome. Mais chacune des déclarations de leurs dirigeants, chacun de leurs gestes et toutes leurs initiatives, même celles qui paraissent indépendantes, sont soigneusement « cadrés » pour ne leur créer aucun problème avec les hommes qui règnent à Washington
Qui ne voit que les États-Unis ont réussi à faire de ces pays des protectorats de fait, confiés à des dirigeants terrorisés par le sort fait à Saddam et ainsi rendus dociles ?

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Quel jugement porter sur ces deux évolutions et qu’en conclure ?
Les pays africains et leurs dirigeants devraient, à mon avis, consolider les acquis de cette évolution et s’y installer : en un mot comme en mille, se prendre en charge, acquérir le réflexe de régler leurs difficultés et leurs crises eux-mêmes, dans un cadre bilatéral ou multilatéral africain.
Ils atteindraient ainsi – enfin – l’indépendance politique et l’autosuffisance diplomatique. Comme l’Europe, comme l’Asie, comme l’Amérique latine (le militaire et l’économique suivront).
Quant aux pays arabo-musulmans du Moyen-Orient, il leur faut commencer par prendre conscience qu’ils ont régressé, perdu leur indépendance, qui n’est plus que nominale. Pour espérer s’en sortir, ils devraient récuser plus fortement encore et plus nettement les dirigeants qui acceptent cette aliénation, car l’indépendance et l’aliénation sont d’abord dans la tête des dirigeants

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