Deux cas

Publié le 10 décembre 2006 Lecture : 6 minutes.

Depuis plus d’un siècle (1901), les prix Nobel distinguent chaque année – sur la base des candidatures reçues et après enquête – des hommes et des femmes qui ont rendu de grands services à l’humanité. L’impartialité de la Fondation Nobel qui les décerne est désormais reconnue, et, même si elle a commis des erreurs d’appréciation (ou s’est rendue responsable d’oublis), sa sélection fait autorité.
Je plaide pour qu’un nouveau Monsieur Nobel crée (et finance) un organisme qui serait chargé d’identifier (pour les dénoncer à l’opinion publique) les plus mauvais dirigeants de pays.
Notre terre compte cent quatre-vingt-douze pays membres de l’ONU et autant de chefs d’État (rois, présidents ou Premiers ministres, chefs d’exécutif). Certains d’entre eux révèlent au grand jour, par leurs actes et leurs paroles, leur inaptitude à exercer la haute fonction qu’ils occupent ; ils font trop de mal à leur pays, à leur communauté, voire, parfois, au monde entier pour que leur forfaiture ne soit pas exposée publiquement.

Supposons qu’à l’initiative d’un bienfaiteur de l’humanité un tel organisme soit opérationnel depuis plusieurs années. Supposons encore qu’émis à date fixe ses jugements aient acquis petit à petit une réputation de pertinence et d’impartialité car fondés sur des informations bien recoupées, fournies par les sociétés civiles, les ONG, la presse – et vérifiées par des enquêteurs expérimentés.
Supposons enfin que l’opinion attende ces jugements et que les (mauvais) chefs d’État les redoutent car ils savent qu’ils signifient pour eux l’infamie d’une mise au ban de la société.
Si un tel organisme existait et si ses jugements avaient acquis le poids des prix Nobel, nous serions, je crois, moins mal gouvernés.

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Je lui demanderais, en tout cas, de prendre en compte les griefs qu’on a le devoir d’adresser, en particulier, à deux présidents qui dirigent deux États importants. Ils avaient déjà perdu l’adhésion de leurs citoyens et la considération de leurs pairs, mais leurs paroles et leurs actes de cette fin d’année 2006 les font descendre plus bas encore dans l’estime des gens.
J’ajoute que les pays qu’ils dirigent sont trop influents pour qu’ils continuent d’avoir à leur tête, sans conséquences graves, George W. Bush pour les États-Unis et Hosni Moubarak pour l’Égypte.
1. George W. Bush Il gouverne depuis six ans les États-Unis – et indirectement le monde. Je crains pour lui qu’il ne passe, aux yeux de l’Histoire, pour le plus mauvais des 43 présidents qui se sont succédé depuis deux siècles à la tête de cette fédération.
Ses prédécesseurs eux-mêmes n’ont pu s’empêcher d’enfreindre le devoir de réserve pour dire le mal qu’ils pensent de sa politique.
Bill Clinton : « J’estime que mon pays est en moins bon état aujourd’hui que lorsque je le lui ai transmis. George W. Bush a fait des choix extrêmement regrettables »
Jimmy Carter : « Son invasion de l’Irak et la manière dont la guerre est conduite sont d’énormes fautes, les plus énormes qu’un président des États-Unis puisse commettre. »

Commentant la paralysie de Bush et la cacophonie de son administration dans l’attente du rapport Baker (annoncé depuis des semaines et remis le 6 décembre), Zbigniew Brzezinski, ancien conseiller de Carter, s’étonne : « Imagine-t-on Charles de Gaulle, à la fin des années 1950, attendant pendant des semaines qu’une longue étude lui explique comment mettre fin à la guerre d’Algérie, alors que celle-ci mettait en péril l’unité nationale et la réputation internationale de la France ? Un leadership qui a le sens de l’Histoire exige parfois que l’on tranche des nuds gordiens au lieu de s’y empêtrer.
La guerre en Irak et son cortège de destructions, l’indifférence hypocrite envers les dimensions humaines de l’enlisement des relations israélo-palestiniennes, le recours trop fréquent à une rhétorique islamophobe alimentent des forces qui menacent d’évincer l’Amérique du Moyen-Orient, avec de sérieuses conséquences pour elle-même et pour ses amis d’Égypte, d’Israël, de Jordanie et d’Arabie saoudite. »

– Ce qui discrédite George W. Bush à mes yeux et, je pense, aux vôtres, c’est qu’il continue à clamer qu’il ne changera pas de politique en Irak, tout en remplaçant – beaucoup trop tard – Donald Rumsfeld, qui la personnifiait, par Robert Gates, qui pense et dit exactement le contraire de Rumsfeld et de Bush lui-même.
Écoutez Gates et comparez :
– Non, en Irak, l’Amérique n’est pas en train de gagner la guerre ; oui, lors de l’invasion, elle n’a pas engagé assez de troupes.
– Certes, le président iranien a appelé à la destruction d’Israël. Mais, en Iran, il n’est pas l’autorité suprême, et si ce pays veut l’arme nucléaire, c’est d’abord pour dissuader un ennemi de l’attaquer.
– Une attaque militaire contre l’Iran aurait des conséquences dramatiques. Contre la Syrie ? Cela compliquerait énormément les relations des États-Unis avec tous les pays de la région. Mieux vaut le dialogue avec ces deux pays.
Quant au « rapport Baker » sur l’Irak (le nom exact est The Iraq Study Group Report), il ne dit rien d’autre que ce que tous les observateurs avertis – y compris nous-mêmes dans ce journal – répètent depuis trois ans et que George W. Bush refusait obstinément d’entendre : « Votre politique est mauvaise et vous conduit au désastre. Si vous voulez vous en sortir, changez d’hommes et de politique »
Bush n’a plus le choix : s’il s’entête dans la voie qu’il suit depuis le 12 septembre 2001, il conduira son administration et son pays à une catastrophe de première grandeur. Si, en revanche, sur l’Irak et sur le reste du Moyen-Orient, il suit à la lettre les recommandations de l’ISG, il retrouve des chances – pas la certitude – de s’en sortir.

2. Hosni Moubarak est un autre cas.
Il est depuis un quart de siècle à la tête du plus grand pays arabe, l’Égypte, qui est en même temps l’un des plus peuplés du continent africain (75 millions d’habitants).
Depuis qu’il est au pouvoir, son pays (et son peuple) vit sous l’état d’urgence, c’est-à-dire sous des lois d’exception. Il n’a jamais affronté d’élection honnête, transparente et contradictoire, et refuse d’organiser sa succession. Ce général, qui va vers ses 79 ans et qui en est à son cinquième mandat de six ans, vient de franchir un pas de plus en se proclamant président à vie.
Il y a moins d’un mois, du haut de la tribune du Parlement, il a en effet déclaré, s’adressant aux Égyptiens : « Je resterai à vos côtés, assurant les responsabilités tant que mon cur battra et jusqu’à mon dernier souffle. »
Interviewé quelques jours plus tard par un journal russe, il a, pour faire bonne mesure, recommandé à Vladimir Poutine de passer outre à la Constitution, lui aussi, et de briguer un troisième mandat présidentiel, puis un autre : « La Russie a besoin de Poutine ; la limite du nombre de mandats à l’américaine ne convient ni aux Russes ni aux Égyptiens »

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Hosni Moubarak a-t-il (en vingt-cinq ans de pouvoir) amélioré le sort des Égyptiens ? Sont-ils mieux logés, mieux éduqués, au travail et en meilleure santé ?
La réponse est : non, ou guère !
Deux chiffres cruels :
– ce pays a dépensé, en vingt-cinq ans, 55 milliards de dollars pour ses forces armées, et en a reçu 56 milliards sous forme d’aide américaine ;
– le revenu annuel par habitant est de 1 370 dollars, la moitié de celui de la Tunisie.

Depuis la chute de la monarchie, il y a un peu plus d’un demi-siècle, l’Égypte a connu trois présidents, d’extraction militaire tous les trois : Nasser, Sadate et Moubarak.
Le premier a donné aux Égyptiens la fierté et un rôle régional, voire mondial. Le second leur a offert la paix.
Qu’ont-ils reçu du troisième ?

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