Trois poètes dans un cimetière

Publié le 10 septembre 2006 Lecture : 2 minutes.

Que faisons-nous de nos vieux? Je vous prie de m’excuser si je pose cette question de façon assez brutale, et pas du tout politically correct. Mais il faut dire que c’est une question qui requiert une certaine franchise, parce qu’elle constitue une éternelle source de malentendus entre Européens et non-Européens.
L’autre jour, j’étais assis dans un café fréquenté surtout par des Marocains et j’écoutais d’une oreille distraite le discours habituel : « Nous, on prend soin de nos personnes âgées, on les garde chez nous, on les met sur un piédestal, tandis qu’eux les fourrent dans des maisons de retraite où ils vont rarement leur rendre visite » Enfin, vous connaissez le topo.
Or il se trouve que j’ai un ami poète, un Hollandais, qui avec deux autres de ses copains s’occupe à titre bénévole des vieux. Mais les trois rimailleurs ne s’en occupent pas de leur vivant – il y a des institutions pour cela. Ce qu’ils font, c’est les accompagner jusqu’à leur dernière demeure.
Les trois amis sont connus de tous les services municipaux. Quand ceux-ci doivent enterrer quelqu’un qui est mort sans famille, sans enfants et sans amis, et qui va donc être enterré dans la solitude la plus complète, les trois troubadours débarquent, le jour des obsèques, pour accompagner la procession. Une procession qui se réduit à rien : un cheval, une bière et deux croque-morts. Autour de la tombe, les trois bardes lisent des poèmes. Mais ce n’est pas du Victor Hugo ou du Omar Khayyam : ils lisent des élégies spécialement composées pour le défunt. Ayant glané quelques renseignements auprès de la mairie, ils sont en mesure d’évoquer sa vie et ses exploits. S’il s’agit d’un ancien marin, ils te vous flanquent une petite tempête de mots à faire se courber les ifs du cimetière. Si c’est une ancienne danseuse, ils déclament quelques strophes bien rythmées qui donnent aux croque-morts l’envie de jouer des claquettes. Si c’est un homme politique – encore que c’est une situation théorique, je n’imagine pas un politicien enterré à la sauvette -, ils déclament quelques vers secs comme une proposition de loi.
J’ai l’air de plaisanter, comme ça, mais en fait cette dévotion de poètes me remplit d’admiration et d’émotion. J’ai demandé à mon ami le chantre des solitudes pourquoi il faisait ça. Voici sa réponse :
– Nous rendons à ces gens leur dignité. En récitant un poème spécialement écrit pour eux, ils ne sont plus des dépouilles anonymes, ils deviennent, une dernière fois, des personnes.
Lectrices, lecteurs, inclinons-nous bien bas.
Revenons à notre café. J’ai dit à mes amis marocains, qui étaient encore en train de déblatérer au sujet de la supposée froideur et indifférence des Européens :
– Écoutez, les gars, il s’agit de circonstances différentes, ce sont des gens qui ont des horaires contraignants, qui ne peuvent pas s’occuper de personnes âgées, qui estiment qu’elles seraient mieux soignées dans une maison de retraite.
Mon plaidoyer ne suscita que ricanements et haussements d’épaules. C’est alors que je leur assenai l’histoire des trois poètes. Et là, ce fut un silence admiratif qui suivit

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