« Ma Côte d’Ivoire à moi, c’est le métissage tribal »

Publié le 10 juillet 2005 Lecture : 7 minutes.

Dans les années 1980, son reggae militant et rebelle imprégné de rythmes africains a secoué toute l’Afrique de l’Ouest. Avec « Brigadier Sabari », sorti en 1983, Alpha Blondy est entré dans l’histoire de la musique. La légende vivante du reggae made in Africa sort en ce début de juillet un « best of », Akwaba. Celui-ci comporte des remix de ses tubes les plus connus (« Sweet sweet », « Cocody Rock », « Travailler, c’est trop dur »…), revisités par des jeunes musiciens comme Les Neg’Marrons, Magic System ou Bilal. L’occasion de rencontrer l’artiste aux 52 ans et aux 15 albums, et de vérifier qu’il n’a toujours pas rangé sa langue dans sa poche.

Jeune Afrique/L’intelligent : Pourquoi un « best of » aujourd’hui ?
Alpha Blondy : C’est un hors-d’oeuvre pour mes fans ! C’est aussi un renvoi d’ascenseur. J’ai travaillé avec des jeunes qui, pour la plupart, ont grandi avec ma musique. Je n’ai pas voulu influencer leur feeling, ils se sont exprimés avec leur ressenti.
Un hors-d’oeuvre… Cela veut dire que l’album-plat de résistance est bien avancé ?
Mon nouvel album est prêt. J’y parle de la Côte d’Ivoire et du continent africain, mais il y a aussi des chansons d’amour et d’ambiance. J’y fais également des clins d’oeil à mes frères africains en Europe. Dans mes précédents disques, j’ai utilisé le djembé, le oud, le didjeridoo, la flûte peule, le violoncelle, le violon ou la flûte traversière… Je suis tout le temps en quête de nouvelles sonorités. Dans mon nouveau disque, il y aura des choses épicées ! Ce sera un reggae pluriel.
Dans certaines de vos chansons, vous faites preuve d’une lucidité étonnante par rapport à la situation dans votre pays…
« Guerre civile », « SOS guerre tribale »… Ces chansons avaient une allure prophétique. Malheureusement, les gens ont dansé sur ma musique sans l’écouter, sans entendre ni assimiler le message. Lorsque je chantais « La course au pouvoir », je citais tous les endroits où la rébellion s’est installée et je racontais l’impasse des politiciens. Des gens de toutes les ethnies, de toutes les classes sociales viennent me parler, c’est ce qui me permet d’anticiper. Et même si je critique, j’ai le coeur propre, je dis juste : mieux vaut prévenir que guérir.
Depuis le début de la crise, des musiciens ivoiriens ont pris position pour le gouvernement ou les rebelles. Vous non, pourquoi ?
Il ne faut pas passionner le débat de façon stérile. Nous sommes devant un problème sérieux. Je ne suis ni PDCI, ni FPI, ni RDR [Parti démocratique de Côte d’Ivoire de Henri Konan Bédié ; Front populaire ivoirien, de Laurent Gbagbo ; Rassemblement des républicains, d’Alassane Ouattara, NDLR]. Les loyalistes et les rebelles sont tous mes frères. Je ne veux pas prendre parti dans cette guerre fratricide. Je ne vais pas appeler au meurtre de Gbagbo ou de Ouattara comme l’ont fait certains dans leurs chansons. Le sang appelle le sang, et nous avons versé assez de sang en Côte d’Ivoire.
Depuis trois ans, vous n’avez pas non plus pris la parole en public…
Je me suis tu, car tout le monde tenait un discours va-t-en-guerre et je suis foncièrement antiguerre. Tout le monde parlait à tort et à travers, je ne pouvais pas me faire entendre dans ce brouhaha ! Je n’ai pas non plus donné d’interviews dans la presse locale, car la plupart des journalistes ivoiriens ne sont pas indépendants. Ils n’ont pas le choix, d’ailleurs : ils doivent respecter la ligne éditoriale de leur journal, financé par un parti politique… Je suis un réconciliateur, un pacificateur. Mes critiques ont pour but d’avertir du danger.
D’où vient ce conflit qui perdure depuis bientôt trois ans dans votre pays ?
La guerre que nous vivons est la guerre de l’ivoirité. Ce concept est une bombe à fragmentation ethnique. Bédié a installé l’ivoirité pour écarter Ouattara. Avec le coup d’État de Robert Gueï en décembre 1999, l’ivoirité est entrée dans le camp militaire. Les frères d’armes se sont massacrés. Certains survivants se sont armés pour se venger de Gueï. Mais entretemps, Gueï a perdu le pouvoir et ils se sont retrouvés face à Gbagbo, qui est un opportuniste malchanceux. Personne n’a pris en compte l’ampleur et la profondeur de la blessure ivoiritaire dans le pays. Si le concept d’ivoirité est vaincu, on pourra créer une Côte d’Ivoire qui sera les États-Unis d’Afrique. Si on ne prend pas le problème au sérieux, ce sera la fin de la Côte d’Ivoire. Le pays joue son existence dans les dix ans à venir. Comment s’en sortir ? Dieu seul le sait…
Vous croyez un désarmement possible ?
Le kalachnikov ne marche pas tout seul. Il faut d’abord désarmer les esprits. Et régler le problème de l’ivoirité qui a poussé certaines personnes à prendre les armes.
L’élection présidentielle est prévue pour octobre prochain. Ça vous paraît jouable ?
Il est très peu probable qu’elle ait lieu en octobre, il n’y aura pas assez de temps pour mettre à jour les listes électorales. Et même si elle a lieu, la Constitution de 2000 est encore litigieuse. Elle est née d’un référendum illégal, car les Ivoiriens ont voté l’arme sur la tempe, à la suite du coup d’État de Robert Gueï, un acte antidémocratique… Tant qu’ils n’auront pas rétabli la Constitution que Gueï a violée et abolie, il n’y aura pas de démocratie véritable.
Que pensez-vous des hommes politiques ivoiriens ?
Le peuple est victime d’une poignée d’intellectuels et d’ignorants politiques qui parlent en son nom tout en l’envoyant à l’abattoir. Ils ne font qu’attiser l’esprit de la guerre. Le jour où les trois messieurs [Bédié, Ouattara et Gbagbo, NDLR] feront une vraie réconciliation, ce sera la fin de la guerre. Il ne faut pas compter sur l’Onu et la force française Licorne : ils ne verseront pas leur sang pour les Ivoiriens. Seule notre classe politique peut trouver la solution. Et j’ai une requête : si la rumeur qui dit que la dépouille de Gueï n’a pas encore été enterrée est exacte, alors j’aimerais que le général soit inhumé. Car, après tout, c’est un fils de la Côte d’Ivoire.
Vous n’avez jamais pensé à quitter le pays ?
Je refuse d’abandonner la Côte d’Ivoire malade de la guerre. Je vis à Abidjan. Le climat paraît détendu, mais tout le monde se demande comment ça va se passer. Dès qu’il y a un espoir, comme après la première rencontre de Pretoria début avril, il y a une tuerie comme celle de Duékoué début juin…
Vous avez toujours été engagé politiquement ?
J’ai été étudiant pendant treize mois au Liberia et, à cette époque, je militais dans les Black Panthers section africaine. J’ai aussi été président du mouvement des élèves et étudiants de Côte d’Ivoire dans ma région, en 1972… Je viens de Dimbokro, au centre du pays, dans l’ancienne boucle du cacao : l’endroit où les colons ont fusillé les premiers nationalistes ivoiriens. Mon engagement vient sûrement de cette terre qui a toujours eu un rôle politique important. Quand j’ai commencé à faire de la musique, avec mon groupe Atomic Vibrations, je chantais déjà des textes engagés.
Vous avez commencé rockeur, pourquoi être devenu reggaeman ?
En tant qu’Africain du ghetto, je m’identifiais à la dimension spirituelle et sociopolitique du reggae. Je suis de la campagne, mes parents étaient pauvres et, à Abidjan, j’habitais à Adjamé, un vrai ghetto ! Le reggae était une façon d’interpeller les gouvernements sur nos conditions de vie. J’ai étudié la religion rastafari, mais j’ai abandonné le côté religieux du reggae dès 1985. Tout en restant croyant. Mais j’ai ma propre pratique, car je n’ai pas de religion à proprement parler. Dieu est ma religion. Les religions nous divisent alors que Dieu nous unit.
Que pensez-vous de la scène musicale ivoirienne actuelle ?
Plus on est de fous, plus on s’amuse ! J’aime le coupé-décalé, le zouglou. Que nos petits frères prennent ce qu’on leur a donné, le recyclent et que la fête continue ! J’adore Magic System !
Et côté reggae ? Beaucoup de chanteurs se revendiquent de votre héritage…
Oui, il paraît ! Mais je ne considère pas que j’ai des héritiers. En revanche, j’aime bien le travail d’Ahmed Farras, Fadal Dey, Neth Soul, Ismaël Isaac, Serge Kassi, Beta Simon… Quant à mon fils, qui est en train de sortir un album reggae, je me contente de jouer mon rôle de père et de l’encourager, mais je n’interviens pas dans sa musique. Il doit faire son trou tout seul !
À quand le prochain concert en Côte d’Ivoire ?
Ma dernière scène remonte à 1998, devant 300 000 personnes… Je prépare le concert des « 3 R » : réconciliation, réunification, reconstruction. Quand les élections auront eu lieu et que la paix sera revenue, ça se passera au Jérusalem, à Grand-Bassam, un parc de 20 hectares entre l’océan et la lagune.
En attendant, vous faites la fête dans votre maquis d’Abidjan ?
Oui, j’ai ouvert le Café de Versailles en 2002, j’avais besoin de m’investir ailleurs. C’est le plus grand maquis du monde ! Avec un bar, une boîte de nuit, une salle de spectacle pour mille personnes, deux restaurants, un jardin suspendu. Quand je suis à Abidjan, je sers mes clients. Tout le monde vient : ceux de l’Onu, du PDCI, du RDR, du FPI, les « Jeunes patriotes »… C’est la bonne ambiance. On cause, on drague, on se fait draguer, on mange, on boit… Ma Côte d’Ivoire à moi, c’est le pays des dragueurs impénitents, des bons vivants, des « vous en voulez, en voilà », des soirs où on se raconte des blagues, où on s’en fout des politiques, une Côte d’Ivoire plurielle où, toutes ethnies confondues, on a créé ce métissage tribal le plus beau du continent, voire du monde. Je veux qu’ensemble nous reconstruisions cette Côte d’Ivoire dans laquelle nous avons grandi.

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Akwaba. The very best of, d’Alpha Blondy, Virgin, 2005.
Pour en savoir plus : http://www.alphablondy.info

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