La belle et le vieillard

Publié le 10 juillet 2005 Lecture : 3 minutes.

Il fallait s’appeler Gabriel García Márquez pour oser s’en aller arpenter les terres sulfureuses de Vladimir Nabokov. À 77 ans, le Colombien s’est permis une provocation digne du Russe polyglotte auteur de Lolita, raconter l’amour d’un vieillard pour une jeune fille tout juste pubère. Le nouveau roman de « Gabo », Mémoires de mes putains tristes, commence ainsi, sans pudibonderie : « L’année de mes 90 ans, j’ai voulu m’offrir une folle nuit d’amour avec une adolescente vierge. » Le genre de phrase qui peut vous valoir une assignation au tribunal et une meute de chiens enragés à vos trousses. Mais l’auteur de Cent Ans de solitude, « nobélisé » en 1982, n’a rien d’un provocateur à la manque qui chatouillerait tabous et interdits à la seule fin de voir ses romans caracoler en tête des best-sellers de la planète – ce qu’ils font de toute manière.
Malade, âgé, auteur d’une oeuvre majeure, Gabriel García Márquez est à l’image de son (anti) héros. Il n’a plus rien à perdre, sa vie a été bien remplie. Pourtant, encore une fois, il veut effleurer de ses lèvres la beauté et ses promesses d’éternité. « Inutile de le dire, car on le voit à des kilomètres : je suis laid, timide et anachronique », confie le « bâtonneur de dépêches au Diario de La Paz » qui sert d’alter ego à l’ancien journaliste García Márquez. L’histoire qu’il raconte est celle d’un gratte-papier ringard qui « [n’a] jamais rien fait d’autre qu’écrire, mais [qui n’a] ni la vocation ni le talent d’un narrateur », que les jeunes respectent parce qu’il est resté fidèle à lui-même au cours des années et que les femmes aguichent parce qu’elles le croient hors d’état de nuire. Il l’est presque, d’ailleurs. Mais quand il contacte la mère maquerelle Rosa Cabarcas (« une grande et forte femme que nous voulions sacrer capitaine des pompiers, tant pour sa corpulence que pour son efficacité à éteindre les flammes de la clientèle »), celle-ci se met en quatre pour lui offrir ce qu’il désire, au crépuscule de sa vie.
La première nuit, au bordel, il ne se passe rien. Le vieux journaliste s’assoit au bord du lit et contemple « la petite » – qu’il nommera plus tard Delgadina -, comme ensorcelé. « Les seins, à peine éclos, ressemblaient encore à ceux d’un petit garçon, mais on les sentait gorgés d’une énergie secrète sur le point d’éclater. Ses grands pieds, comme faits pour se déplacer à pas feutrés, avec des orteils longs et sensibles qui ressemblaient aux doigts d’une main, étaient ce qu’elle avait de plus beau. Elle était trempée d’une sueur phosphorescente malgré le ventilateur, et la chaleur devenait insupportable à mesure que la nuit avançait ».
La suite ? Il serait dommage de dévoiler ce qui fait le charme d’un roman porté aux frontières de la poésie par l’écriture limpide et musicale du conteur caraïbe qu’est García Márquez. Précisons pourtant qu’ici vulgarité et pornographie n’ont pas leur place. Si érotisme il y a, il n’est que le parent d’un plaisir plus vaste, celui d’exister. Mémoires de mes putains tristes est l’histoire d’une naissance, celle d’un homme de 90 ans, et d’une mort, celle de la tristesse.
Comme dans L’Amour aux temps du choléra, García Márquez entrelace deux thèmes essentiels de son oeuvre : l’amour et le temps. Un vieillard lubrique perclus de souvenir enflamme une ville avec des articles qui ne sont plus des articles mais des lettres d’amour. Une enfant que l’on pourrait imaginer abusée n’éprouve peut-être pas le dégoût qui siérait… Et le roman s’avère être une déclaration d’amour à l’écriture, à l’amour, à la vie. « […] Quand je me suis réveillé en vie le matin de mes 90 ans dans le lit heureux de Delgadina, il m’est apparu que la vie ne s’écoulait pas comme le fleuve tumultueux d’Héraclite mais qu’elle m’offrait l’occasion unique de me retourner sur le gril et de continuer à rôtir de l’autre côté pendant encore quatre-vingt-dix années », écrit García Márquez, taquin. On le lui souhaite, et pour le plaisir que l’on éprouve à le lire, on se le souhaite.

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