Faouzi Skali, un mystique dans la cité
Il ne porte pas de djellaba, n’affiche pas de signe religieux ostensible et ne joue pas les stars. Il a l’oreille collée à son portable et un vrai agenda de ministre. L’homme sait néanmoins se poser quand il le faut, écouter avec attention, répondre sans excès. Une sorte de distance le met à l’abri de l’agitation extérieure. Celle, en l’occurrence, qui s’empare de Fès, sa ville natale, où, une fois l’an – cette année du 3 au 11 juin -, esplanades, musées et riyads s’animent des prières et des processions de toutes les religions. Pourtant, c’est lui qui est à l’origine de cette agitation, lui, l’homme du silence et du retrait qui a choisi de faire résonner sa cité des plus beaux bruits sacrés du monde.
Faouzi Skali est soufi et ne s’en cache pas. Son engagement dans une tariqa (voie mystique, ou confrérie) date de 1977. Il avait 24 ans, aucune prédisposition pour la spiritualité. L’étudiant qui avait débarqué en 1973 à Paris avait en effet choisi d’étudier les mathématiques. Il pensait être loin des questions religieuses. Mais voilà qu’il commence à s’interroger sur le sens du monde en général, celui des traditions sacrées en particulier. Il abandonne les mathématiques pour entreprendre une thèse d’anthropologie. Un premier livre provoque son « choc spirituel » : La Voie et la vertu de Lao-Tseu. Il enchaîne avec Le Coran, qu’il avoue n’avoir jamais lu vraiment, et les ouvrages d’initiation au soufisme d’Eva de Vitray-Meyerovitch : « Je prends alors conscience de la prison des idéologies et des fausses représentations politiques du monde. »
Lui qui pensait que le soufisme avait pour seule patrie l’Orient se rend compte que la mystique musulmane est ancrée au Maghreb et dans son pays. Mieux encore, dans sa propre famille. Les Skali ont même donné leur nom à la tariqa sqaliyya. Faouzi se souvient alors comment, enfant, il aimait regarder ses deux grands-parents théologiens d’Al Karaouiyyine, l’un sur une banquette, récitant le dhikr un chapelet à la main, l’autre entrant en transe, le turban défait, les lèvres psalmodiant des prières. Ce n’est que plus tard qu’il fera le lien entre sa quête personnelle et le passé familial. Mais il est persuadé que sa soif spirituelle vient de plus loin. Il n’y a d’ailleurs pas que des repères conscients qui l’engagent dans cette voie, il y a les rêves qui le tenaillent et qu’il interprète comme des appels.
De retour au Maroc avec sa femme française et ses trois enfants, Skali est décidé à entrer dans une voie mystique. Ce ne sera pas celle de ses parents, mais la qadriyya, une tariqa qu’il épouse par l’intermédiaire de cheikh Hamza, celui-là même qu’il avait vu en rêve et qu’il reconnaît trait pour trait. Dans le petit village de Madagh, sept jours durant il ne sort pas de la zaouiyya de son maître. Et toute sa vie, il se souviendra de la phrase qui clôt leur rencontre : « Tu vas rendre l’âme à son origine. Alors apprête-toi ! » prédit Hamza. Lorsque Faouzi retrouve sa famille, celle-ci craint de voir revenir un barbu fanatique et sectaire. L’on découvre un fils qui n’a qu’un projet : « travailler sur soi pour mieux travailler sur la société » ; une devise : « la meilleure chose qu’on peut faire pour les hommes, c’est d’être le moins calomnieux » ; et une conviction : « l’action comme la politique, c’est de l’ego ! ».
De 1977 à 1990, le bilan est celui d’une quête personnelle : vie familiale et approfondissement spirituel au sein de la tariqa, allers-retours entre le Maroc et la France, soutenance de son doctorat en anthropologie et publication de La Voie soufie en 1985 chez Albin Michel, qui sera suivie de quatre autres livres de la même veine.
Un événement va bouleverser son itinéraire : la première guerre du Golfe : « Je me suis retrouvé entièrement engagé dans cette histoire. J’étais révolté contre le mensonge organisé, la façon dont les identités étaient déformées. J’ai eu envie de prendre part au monde et non de subir. »
En réaction à la « Tempête du désert » de Bush père, Faouzi Skali lance une « Rencontre des grandes traditions du monde : voix de la paix et enseignement du désert ». Dix cinéastes sont invités à présenter au Maroc leurs films sur les différentes cultures spirituelles du monde. Le cinéma ? Parce que l’image utilisée comme arme de guerre peut aussi être une arme de paix. Le désert ? Parce que c’est le berceau de la parole.
Chose étrange, les moments de communion les plus forts sont ceux où les invités écoutent les musiques de confréries. « La musique est un meilleur messager que l’image », conclut Skali. L’idée du Festival des musiques sacrées est née. Et son initiateur trouve le slogan, génial : « Une âme pour la mondialisation ».
La première édition a lieu en 1994. Elle séduit Hassan II et son ministre des Finances et conseiller Mohamed Kabbaj. En 1996, le roi envoie un avion militaire à Sarajevo et le festival s’ouvre avec un orchestre philharmonique constitué de Serbes, de Croates et de musulmans : beau pied de nez à la guerre ! D’une session à l’autre, l’organisation s’améliore. Le projet dépasse les espérances. Le festival est labellisé par l’ONU, son budget avoisine 13 millions de dirhams (1,2 million d’euros). Le public est mondial, avec, certains soirs, quelque 100 000 spectateurs entre Bab Makina et Bab Boujloud, esplanades où les grands concerts ont lieu.
À quoi est dû ce succès ? Pas seulement à l’organisation ou à la couverture médiatique : le monde avait soif de cette communion hors discours. Il fallait à tout prix faire dialoguer les cultures en dehors des conclaves habituels. « Ce n’est pas qu’on a trouvé l’idée du siècle, avance Skali, mais ça correspond à un moment de l’Histoire. » C’est peut-être cela son secret : trouver l’expression qu’il faut au moment où il faut ; donner la preuve que l’itinéraire personnel peut croiser l’itinéraire de l’Histoire.
Profitant de la présence des acteurs culturels, économiques et politiques qu’attire le festival, Faouzi l’enrichit d’un forum qui veut « créer les conditions pour que les gens s’écoutent, mettre en exergue l’expression de la société civile, creuser ces malentendus qu’occultent la politique et la langue de bois ». Bref, « changer le monde ». Les Rencontres de Fès viennent s’ajouter au festival en 2001. La Banque mondiale y allouera 100 000 dollars chaque année. Des thématiques sont programmées sur la paix, la mémoire ou la démocratie. L’on voit défiler intellectuels laïcs, imams et rabbins, diplomates et écrivains, altermondialistes et familiers de Davos.
Certes, l’ambiance est un peu « Peace and love ». Tout le monde s’y met en ronde, pleure d’émotion, lance des colombes dans l’air. Peu importe. Skali a troqué les constructions idéologiques contre le langage des coeurs et les roucoulements des âmes !
Festival et Rencontres ont aujourd’hui une notoriété mondiale. Ils créent un véritable réseau de dialogue culturel qui tente d’ouvrir la porte à un autre islam, le vrai, celui des « lumières », qui donna Maimonide et Averroès. Et le chantier s’élargit encore avec une « Fondation de Fès » sur le dialogue culturel et, en 2006, un Institut de diplomatie interculturelle et interreligieuse à Ifrane.
Fès y a certes gagné une grande réputation et bénéficie de retombées touristiques non négligeables, mais le but est d’y créer un « Forum mondial de la culture », à l’instar de celui qui se tient à Barcelone. Enfin, ce qu’on appelle désormais « l’esprit de Fès » s’exporte ailleurs. À Madrid, Murcie, Florence ou Milan existent désormais des instituts et des événements culturels qui s’inspirent du même concept. Faouzi Skali est l’invité des plus grands organismes pour expliquer sa vision du monde. Il cumule les distinctions internationales, a été retenu par l’ONU parmi les sept personnalités mondiales oeuvrant au dialogue des civilisations, est membre du Conseil des cent personnalités du Forum de Davos…
Il arrive qu’on se demande si l’homme ne joue pas le soufisme contre l’islamisme et que l’on tente de trouver « du politique » dans son action. Il répond : « Le soufisme n’est pas là pour lutter contre cet autre islam qui s’est développé sur une déculturation et a été dénaturé par le wahhabisme. Notre islam existe depuis toujours, un islam des origines dans lequel il s’agit de se ressourcer, tout simplement. »
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