Culture vs politique (arabe)

Publié le 10 juillet 2005 Lecture : 4 minutes.

Je me suis rendu récemment à Alexandrie où des gens de culture venus de divers pays européens ont rencontré leurs homologues du monde arabe. On y a inauguré en grande pompe la Fondation Anna-Lindh pour le dialogue entre les cultures, une initiative de l’ex-président de la Commission européenne Romano Prodi, destinée à donner une visibilité au processus de Barcelone, rouillé depuis son lancement. L’Égypte a offert le siège prestigieux de l’Alexandrina, bibliothèque au cadre futuriste, tandis que la Suède – grâce à sa représentation locale – s’est chargée de la direction technique.
Il s’agissait de faire dialoguer la rive Nord et la rive Sud de la Méditerranée, mais surtout d’intégrer Israël dans le contexte arabe : une « ligne vertueuse » qui a suscité le non-dit en poussant chaque protagoniste à n’exprimer que ce que son partenaire était prêt à entendre. Là, les régimes maghrébins ont manifesté leur volonté d’assigner à la culture un rôle organique et pervers : les aider à supprimer l’islamisme, c’est-à-dire accomplir pour leur compte un travail qu’ils n’ont jamais réussi à faire eux-mêmes, en dépit des montagnes de dinars qu’ils ont affectés à leurs services de sécurité. Formulé par la Tunisie, cet asservissement de la culture à des fins d’ordre public a été soutenu par l’Algérie, l’Égypte et le Maroc. Tous ces pays ont pris lentement conscience que les slogans nationalistes ne mobilisent plus une jeunesse pléthorique et sans emploi, et que celle-ci exige de toute urgence un remède à son ennui sidéral, principal indice de la crise.
C’est pourquoi l’intervention de gens de culture dans des forums aussi imposants peut avoir deux sens : 1. Ils se donnent une raison d’exister, et surtout de justifier le confort qui leur est complaisamment offert par des institutions d’État. 2. Ils décident seuls des priorités en plaçant l’urgence là où bon leur semble. Un colloque sur la femme à Paris, par exemple, par ceux-là mêmes qui, chez eux, rédigent des codes de la famille d’un autre âge. Le problème, c’est qu’aucun des protagonistes n’utilise le même vocabulaire que son voisin et que les mêmes mots prennent parfois des sens différents.
La « promotion de la paix par le biais de la culture », exprimée en avril dernier à la tribune de l’Unesco par le président iranien Khatami, la belle affaire… Encore faudrait-il avoir les moyens de sa politique et ne pas céder à la pression du premier Texan venu qui veut vous imposer un régime démocratique en lieu et place de votre féodalité ordinaire ! Et puis, quelle culture, exactement ? Celle de la lapidation des femmes ou celle de l’intelligence artificielle ? Celle de la robotique ou celle de la longueur du voile féminin pour ceux qui ont réussi à faire de Dieu un simple tailleur ? L’ambassadeur d’Arabie saoudite auprès de l’Unesco a réussi à glisser en 2005 l’idée originale que le monde arabe n’avait pas besoin de démocratie, mais de justice. Mais quelle justice ? Celle du milliardaire qui vit dans son palace de l’avenue Foch ou la justice d’un enfant de la banlieue qui n’a aucune chance de s’en sortir sans les allocations chômage de son père ? Lorsque la culture est asservie, elle prend toutes les formes de la couardise, se formate à son tour, fait la chattemite.
Autre exemple : la séparation de la culture et de la politique. En France, où la laïcité a posé les bases de la séparation de l’Église et de l’État, il n’y a aucune loi pour séparer la culture de la politique. Les politiciens en profitent pour soumettre la culture à leurs quatre volontés. Or n’est-ce pas plutôt, au contraire, la culture qui a vocation à régler les problèmes politiques, sociaux ou existentiels d’une nation ?
L’ambiguïté est là : faire en sorte que la culture n’existe plus en tant que telle, mais seulement comme réponse à des problèmes de gestion de la société. Si, partout, la culture est inféodée aux régimes en place au point de rendre dérisoire toute intervention des acteurs culturels, devra-t-on en conclure que ces derniers sont de simples maîtres de l’esbroufe ? Répondre à cela, c’est faire le point sur la capacité de la culture à générer ses propres règles de fonctionnement, son champ de compétence et son autonomie financière. Dès lors que la culture n’est pas autonome, elle ne peut en effet être souveraine. En outre, le fait même qu’elle dépende de l’autorité politique pour ses moyens montre qu’elle échoue aussi au plan du contenu, qui demeure malgré tout sa vocation. Autant d’hypothèques qui ne sont jamais levées par les gouvernants, tout à la fois « sponsors » et commanditaires.
Le jour où le mécénat privé sera plus puissant que les États, on rentrera peut-être vraiment dans une ère de libéralisme culturel, avec le contrôle total des esprits et la lobotomie des consciences qu’il implique. On peut déjà le constater avec certaines télévisions américaines, dont le prototype est Fox News, puissantes au point de créer leur morale propre, leurs tribunaux et leurs accusés. Et si tout cela nous paraît indécent, les actionnaires de Fox News n’en ont cure : la seule vertu qui vaille à leurs yeux, c’est le profit.
Léon Bloy (1846-1917) a écrit que « la folie des Croisades est ce qui a le plus honoré la raison humaine ». Il faudrait qu’un écrivain d’aujourd’hui réponde à ces illuminations d’un autre âge en rappelant que le motif premier des Croisades d’antan, comme celle des guerres électroniques du XXIe siècle, est peut-être tout simplement le profit…

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