La fin d’un monde

Désavoué par ses journalistes, Jean-Marie Colombani est contraint au départ après un règne de treize ans à la tête du prestigieux quotidien.

Publié le 10 juin 2007 Lecture : 4 minutes.

Comment et par qui remplacer Jean-Marie Colombani à la tête du Monde ? Pour une fois, le saltimbanque et le géomètre sont d’accord. « On cherche un gestionnaire hors pair, précise un journaliste de la rédaction, qui connaisse le secteur de la presse et ait plus à cur de négocier avec les rotativistes que de passer à la télé. » Un banquier renchérit moins agressivement dans Challenges : « Depuis 2002, Colombani n’a jamais trouvé auprès de lui le gestionnaire qui aurait réduit les coûts. » C’est pourquoi il y aura désormais deux responsables à la tête du Monde : l’un s’occupera de la gestion, l’autre du journal et de ses satellites.

La crise aura du moins servi à cette dissociation réaliste acceptée in extremis par JMC pour tenter, en vain, de sauver son siège. Après avoir contesté les résultats du vote qui l’évinçait, après treize ans de pouvoir, puis tenté d’en appeler aux actionnaires qui l’avaient fidèlement soutenu, misé enfin sur la solidarité d’Alain Minc, le grand argentier du groupe qui l’a lâché par crainte peut-être de connaître le même sort, JMC s’est plié à la décision de la Société des rédacteurs, « si injuste puisse-t-elle m’apparaître au bout du compte ». Pertinente formule. C’est bien de ses comptes qu’il s’agissait, et pour les journalistes inquiets de leur avenir comme de l’indépendance du journal, de savoir où leur détérioration galopante risquait de les conduire.
Car ce Monde quotidien vendu à quelque 350 000 exemplaires en moyenne, qui se trouvait au bord de la faillite quand Jean-Marie Colombani en a pris les commandes en 1994, est devenu un conglomérat médiatique. Une réussite indéniable, dont chaque étape allait pourtant conduire JMC à sa perte. Comme le service médias du quotidien le souligne dans sa présentation du bilan du groupe, « l’endettement pèse sur sa santé financière ». Car comment concilier un endettement exponentiel avec la revendication d’une bonne santé ? C’est bien pour s’être cramponné à cette gageure que Colombani a été sanctionné par ses pairs. Le plus modéré d’entre eux, Robert Solé, longtemps chargé de la rubrique du Médiateur en raison de sa réputation de sagesse, explique tout en quelques lignes : « Nous sommes devenus un groupe complexe dans lequel nous avons du mal à nous retrouver, avec des actionnaires extérieurs de plus en plus puissants, un groupe qui achète et vend des titres, puise dans la trésorerie de l’un, cède les immeubles de l’autre, bref qui fait des affaires. »

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Cela est vrai, mais Colombani reste convaincu que les entreprises de presse n’ont pas d’autres moyens aujourd’hui que l’expansion dans la diversification pour résister à la concurrence des gratuits, de la télévision, d’Internet, et pour compenser la baisse des recettes publicitaires. Ses rachats du groupe Midi libre en 2000, puis de Courrier international (2001) et des publications de la Vie catholique (2003) ont abouti à la constitution d’un mastodonte de 3 400 salariés dont le chiffre d’affaires a plus que triplé et devrait atteindre 637 millions d’euros pour 2007, d’un poids comparable à ceux du Figaro, du Parisien et de L’Équipe. Colombani allait parachever son uvre avec l’acquisition de Nice matin et de La Provence, et toucher à son but ultime de 900 millions de chiffre d’affaires pour un effectif de quelque 5 000 salariés. Le vote sanction de la rédaction l’en a empêché in extremis. Ceci n’est d’ailleurs pas sans expliquer cela.
Les journalistes s’étaient prononcés contre cette ultime opération. Colombani avait décidé une fois de plus de braver la fronde et de passer en force, sous prétexte que leur avis était consultatif. Il aggravait ainsi un lourd passif qui allait le couler. Passif de gestion : 11 millions d’euros de déficit en 2007 après six années de pertes, 62 millions d’endettement dont 16 millions d’emprunts à rembourser en 2008, alors que les besoins de trésorerie sont évalués à 40 millions. Passif de confiance : en sacrifiant la rentabilité à la croissance dans une course au développement tous azimuts à crédit, jugée comme une fuite en avant suicidaire par les journalistes, JMC s’exposait, et il le savait, au verdict sans appel rendu par le Conseil de gérance de la société des rédacteurs, publié dans son propre journal. « La perte d’autonomie financière accompagnant la constitution du groupe voit mécaniquement augmenter sa dépendance envers les actionnaires minoritaires (Lagardère, groupes Stampa et Prisa). » Terrible constat que ce « mécaniquement » ! Les journalistes se voyaient placés sous le coup d’une double menace financière et morale.
Alors qu’Alain Minc avait réussi à convaincre quelques stars des affaires (Saint-Gobain, BNP, Crédit local de France) de renflouer le journal sans toucher à son statut d’indépendance, chaque recapitalisation réduisait un peu plus la part d’influence de la rédaction dans la gouvernance du groupe avec le risque, à terme, de perdre ses pouvoirs de veto et de blocage, comme ce fut le cas lors du sauvetage de Libération. Or, voilà qu’on leur faisait entrevoir une nouvelle augmentation de capital pour passer le cap de 2008. En vain Colombani promet-il un proche retour à l’équilibre et aux bénéfices. On ne le croit plus. Président de la Société des rédacteurs, Jean-Michel Dumay décide d’arrêter les frais, soulevant avec efficacité la crainte que le journal ne finisse par tomber sous la coupe de ses soutiens capitalistes qui ne le contrôlent actuellement qu’à 47 %.

En même temps se réveillaient contre Colombani les vieux griefs accumulés depuis le plan social de 2002 ; les mêmes, par ironie, qu’il avait si souvent adressés dans ses éditoriaux aux « monarques absolus » de l’Élysée et de Matignon : usure d’un pouvoir isolé dans sa tour d’ivoire, esprit clanique, refus du dialogue, excès d’autorité. À quoi s’ajoutait, dans cette irrésistible montée en puissance jalonnée de montages acrobatiques, le soupçon de liaisons dangereuses avec les milieux d’affaires et de la politique. Sans oublier l’échec des dix années de tentatives d’Edwy Plenel pour redresser le titre au détriment de son image. Autant de dérives qu’avaient révélées au grand public plusieurs livres humiliants, dont La Face cachée du Monde. C’est toute cette époque aujourd’hui révolue dont le journal tourne audacieusement la page. Car la suite reste à écrire.

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