Pompidou, portrait d’un prédateur en père tranquille

Publié le 10 avril 2005 Lecture : 7 minutes.

« La règle du silence, le devoir de servir et de se taire », Pierre-Louis Blanc s’y est longtemps astreint. Né en 1926 à Apt, en Provence, en poste à l’étranger pendant près de trente ans, cet ancien ambassadeur en Suède et en Grèce a conclu sa carrière comme représentant de la France au Conseil de sécurité des Nations unies de 1987 à 1991, date de la première guerre du Golfe. Auparavant, ce haut fonctionnaire issu de l’ENA (école dont il a assumé la direction pendant sept ans) avait été étroitement associé à l’activité diplomatique du général de Gaulle. Chef de son service de presse, chargé de la préparation des voyages présidentiels entre septembre 1967 et avril 1969, il resta son collaborateur à titre privé à Colombey-les-Deux-Églises jusqu’à sa mort, en 1970. « J’ai tiré de cette expérience un surcroît d’intérêt pour l’observation des hommes d’État, ainsi qu’une irremplaçable grille de référence, me permettant de situer à leur juste place ceux qui sont venus après lui », écrit-il dans Valise diplomatique. Parmi eux, les présidents Pompidou, Giscard d’Estaing, Mitterrand et Chirac, ainsi que de nombreux Premiers ministres.
Mais ne nous y trompons pas : cette galerie de portraits n’est qu’un prétexte pour observer, avec pudeur mais sans complaisance, une Ve République chahutée par Mai 68 et les mutations sociales, marquée par la décolonisation, l’effondrement du communisme et l’hégémonie américaine. Derrière le tempérament des hommes se dessine la politique de la France. Extrait.

« J’ai approché Georges Pompidou pendant une semaine en avril 1964 à Tokyo où, en sa qualité de Premier ministre, il effectuait la première visite officielle d’un chef de gouvernement français au Japon. Depuis deux ans à la tête de l’exécutif, après des débuts difficiles à Matignon, il avait pris progressivement de l’assurance, bien qu’il n’ait pas encore gagné l’autorité qu’on devait avec raison lui reconnaître plus tard. J’avais pour ma part été impressionné. Se dégageait de sa personnalité le salubre sentiment d’une confiance en soi naturelle et dénuée de toute arrogance. Son intelligence, pour aiguë qu’elle fût, n’allait pas sans un solide bon sens et une belle clarté dans l’expression. Avec ses interlocuteurs, de l’ambassadeur sorti de l’École normale supérieure huit ans avant lui et qu’il tutoyait, au plus modeste des agents de la chancellerie, il trouvait d’instinct le ton juste, sachant se montrer amical et attentif, sans verser dans la familiarité ou l’affectation. Je le voyais dominer son sujet sans forcer. Je ne devais relever que plus tard son manque d’élégance vestimentaire. Dans ce portrait presque entièrement positif, deux notations m’avaient intrigué. Dans un visage d’apparence plutôt bonhomme, ses yeux prenaient parfois sous ses sourcils broussailleux un éclat qui les durcissait et en accentuait la puissance de pénétration, jusqu’à la rendre à la limite inquiétante. J’y percevais l’espace de quelques fractions de seconde le prédateur tapi sous des apparences de père tranquille. Il avait aussi une curieuse démarche, comme si ses pieds assez courts et tournés vers l’intérieur le gênaient pour se mouvoir et avancer dans la bonne direction. En dépit de ces observations mineures, de natures différentes et de surcroît fort personnelles, l’homme m’impressionnait sans m’éblouir. Il me paraissait posséder les indispensables qualités pour assumer des responsabilités majeures, et je ne comprenais pas les réserves que la classe politico-médiatique avait manifestées à son encontre dès sa nomination à Matignon en 1962. La suite montra qu’il fut un excellent Premier ministre, à mon avis et de très loin le plus capable de tous ceux qui lui ont succédé à ce poste, Jospin inclus. Je ne crois pas que Jean-Pierre Raffarin soit de la même trempe, bien que je ne le sous-estime pas.
Il n’avait pas peur, tout au moins à cette époque, de se désacraliser quelque peu et de se montrer tel qu’il était. Quelques heures avant le départ de la délégation française pour Paris, mon ambassadeur m’avait demandé d’aller voir le Premier ministre dans sa chambre à la résidence en me précisant : « Il souhaite que je lui envoie un collaborateur en qui j’aie toute confiance. Allez donc voir ce dont il retourne. » Je trouve Georges Pompidou manifestement heureux d’en avoir terminé avec un protocole japonais minutieux, porté sur les courbettes en tout genre et les sourires de composition. Le visage jovial, la cigarette collée à la lèvre inférieure, il me dit : « Alors, Blanc, c’est vous le collaborateur de confiance d’Étienne. » Et là, je note dans son regard de la bienveillance, un brin de moquerie amicale, mais aussi la pointe d’acier qui pénètre pour aller à l’essentiel. « Depuis mon arrivée vous m’avez inondé de livres sur le Japon d’hier, d’aujourd’hui et de demain. C’est la règle. Mais je pars ce soir, le voyage sera long. Trouvez-moi deux ou trois bonnes Série noire. Dites à votre ambassadeur la nature de la délicate mission que je vous ai confiée. »
Deux jours après son départ, au cours d’un déjeuner en petit comité à la résidence que présidait Maurice Couve de Murville qui, après avoir accompagné Pompidou lors de sa semaine japonaise, était allé assister à une réunion de l’Asean aux Philippines, tombe sur le fil de l’AFP la nouvelle, apportée immédiatement par le regretté Michel Huriet, annonçant que de Gaulle venait d’être hospitalisé à Cochin. L’atmosphère du repas jusque-là paisible en est troublée et Couve de Murville, célèbre pour son flegme, dissimule mal son inquiétude. En revanche, je trouve mon ambassadeur fort calme et le visage comme figé. Attitude qui m’étonne, connaissant son attachement personnel pour le Général. Le déjeuner rapidement expédié, Couve ayant regagné sa chambre pour appeler Paris afin d’éclairer sa lanterne, je dis à mon patron que son impassibilité m’a étonné. Il m’explique que Pompidou, avant son départ, lui avait confié que de Gaulle allait subir une opération de la prostate, importante mais sans gravité, et qu’il ne fallait pas s’en inquiéter. Mon ambassadeur avait ajouté, le pédagogue chez lui n’étant jamais loin : « Dans notre métier, il faut savoir tenir sa langue, quitte à passer pour un ignorant ou un sot. Il ne faut pas non plus mentir. Que reste-t-il comme solution ? S’enfermer dans le silence. » Conseil que j’ai eu souvent à mettre en pratique de 1967 à 1970, confronté comme je l’ai été à cette époque à la curiosité bien normale des journalistes.
J’ai revu Pompidou trois ans après, en septembre 1967. Venant d’être affecté à l’Élysée, je suis allé le saluer à la sortie du Conseil des ministres. Là encore, il trouva les mots qu’il fallait et non dépourvus d’humour. « Elles étaient pas mal, Blanc, vos Série noire. » Par la suite, je l’ai croisé souvent dans des réceptions et il trouvait toujours la formule pour me manifester une bienveillante attention. Je l’ai vu pour la dernière fois à une chasse à Rambouillet, le 10 octobre 1968. Il n’était plus Premier ministre, mais il n’avait pas encore lancé l’appel de Rome de janvier 1969, initiative qui ne devait pas être sans effet sur l’avenir de la Ve République. En face de lui, Jacques Foccart coprésidait le déjeuner. Le capitaine de vaisseau Philippe de Gaulle et ses deux fils, Charles et Jean, étaient de la partie. Tout avait un air de fête de famille où se trouvait rassemblée la descendance de De Gaulle par le sang et par l’adoption politique. J’éprouvais pourtant un sentiment de malaise. Je savais très bien ce que disaient à tous vents certains des anciens collaborateurs de Pompidou – Jobert et Balladur n’étant pas les derniers – qui, installés au boulevard de la Tour-Maubourg, préparaient le retour au pouvoir de l’homme du Cantal : « De Gaulle a fait son temps. Il est vieilli et a perdu la main. C’est Pompidou qui a tenu le pays en mai 1968. » Tel était le thème déjà lancé en mai 1968. La presse le développait à l’envi. Les journalistes, notamment les correspondants des journaux étrangers, se faisaient un plaisir de me le rapporter.
En ce jour d’automne 1968, j’observais donc, avec des sentiments partagés, le lecteur des Série noire qui portait un complet fort bien coupé dans un tweed à petits carreaux quelque peu voyant et dont les bas de pantalon trop étroits dissimulaient mal des chaussettes d’une couleur exagérément claire. L’ensemble aurait fait se gausser les gens de bonne éducation sachant s’habiller. Cet homme de grande capacité avait par bien des côtés des allures de M. Jourdain. L’ambition, qui ne paraissait pas avoir constitué une composante de son caractère dans la première partie de sa vie, lui était venue avec la pratique du pouvoir, qui en a déréglé plus d’un. La suite devait montrer qu’elle allait détruire en lui certaines des qualités qu’on lui prêtait. Alors que nous contemplions du balcon du premier étage le tableau de chasse, c’est-à-dire des dizaines de faisans et de lièvres massacrés, fixant mon chapeau de velours côtelé vert que je porte encore aujourd’hui, Pompidou me dit, mi-bonhomme mi-goguenard : « Blanc, vous avez un joli chapeau. » « C’est le même que le vôtre, Monsieur le Premier ministre. » Sa réplique ne tarda pas : « Vous voyez, nous avons quelque chose en commun. » Je me demande encore aujourd’hui si cette réponse devait être interprétée au premier, au deuxième voire au troisième degré. Georges Pompidou n’a rien fait pour m’aider dans ma carrière, ou pour me nuire, bien qu’il n’ignorât pas que je savais ce que de Gaulle pensait de lui. La France paraît avoir oublié le deuxième président de la Ve République. Peut-être lui apparaît-il comme l’ombre portée pendant quelques années sur le cours de l’Histoire par le grand homme qui l’avait poussé. Un personnage de transition, ouvrant chez nous la tradition des chefs d’État qui ont ouvertement menti sur leur état de santé. »

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