Pétrodémocratie

Depuis les années 1970, tous les gouvernements successifs, de droite comme de gauche, gèrent la manne pétrolière de façon remarquable. Un exemple à méditer.

Publié le 9 octobre 2005 Lecture : 8 minutes.

Le premier magazine vendu à la criée, par des toxicomanes qui veulent s’en sortir, sur le modèle des journaux de sans domicile fixe (SDF) déjà existant dans quelques métropoles occidentales, est apparu il y a un mois à peine dans les rues d’Oslo. Sans doute certains de ces marchands de journaux occasionnels font-ils partie des 6 000 sans-abri dénombrés dans cette ville par les manifestants qui avaient installé des tentes à la mi-septembre devant le Parlement local pour protester, à l’occasion des derniers jours de la campagne pour les législatives, contre cette situation immobilière scandaleuse. D’ailleurs, selon les dernières statistiques connues, la proportion des pauvres dans la population totale de la Norvège a augmenté d’environ 25 % depuis 2001. Et, là comme dans bien d’autres régions du monde, on craint de plus en plus les fermetures ou les délocalisations d’usines : un grand mouvement de protestation, soutenu par tous les syndicats nationaux, a ainsi agité ces derniers mois la ville de Skien, à 300 km au sud de la capitale, au bord de la mer du Nord, après l’annonce de l’arrêt probable de la fabrication de papier dans la principale manufacture du lieu, où mille emplois sont menacés.
Rien d’étonnant, se dira-t-on, si, dans un tel pays, où les récentes joutes électorales ont très naturellement tourné autour de la question des inégalités sociales, les urnes viennent de désigner un homme de gauche pour prendre le pouvoir. C’est en effet Jens Stoltenberg, un ex-gauchiste rallié à la social-démocratie, économiste de 45 ans, le chaleureux leader du Parti travailliste, qui sera appelé, le 15 octobre, lors de son intronisation officielle, à succéder à la tête du gouvernement à un conservateur, l’ex-pasteur Kjell Magne Bondevik, un austère luthérien qui promettait de baisser les impôts plutôt que de se soucier prioritairement de l’« État providence » cher à son rival.
Le pays des Vikings vient donc de décider l’alternance politique en remplaçant une coalition « libérale » de centre-droit par une autre comprenant, outre le Parti travailliste dominant, les écologistes et les radicaux de la Gauche socialiste. La motivation « sociale » de ce vote de défiance envers les conservateurs a été, hélas ! mise en valeur par la performance du seul parti de droite qui a réussi à améliorer malgré tout son score et à devenir la seconde force politique de la nation, le très extrême Parti du progrès. Celui-ci, outre son habituelle rhétorique anti-immigrés, avait en effet centré son programme très « populiste » sur une redistribution plus large des recettes pétrolières du pays – sixième producteur et, derrière l’Arabie saoudite et la Russie, troisième exportateur d’or noir de la planète. Une proposition quelque peu démagogique qui a évidemment séduit beaucoup d’électeurs des milieux défavorisés.
Le royaume de Norvège est-il donc victime de la fameuse « malédiction pétrolière » qui a conduit tant de pays, notamment dans le monde arabe, à gaspiller leurs richesses naturelles et à maintenir leur population dans une situation économique et sociale désastreuse malgré la soudaine prospérité de l’État et de ceux qui le contrôlent ? A-t-il suivi, en inventant une version occidentale et nordique de ce mauvais exemple, le chemin emprunté par la plupart des pétromonarchies du Golfe qui se comportent comme des rentiers irresponsables ? Ce serait se tromper complètement que de le penser en se fiant aux informations apparemment objectives que nous venons de rapporter. Pour bien des raisons.
D’abord parce qu’il faut à l’évidence relativiser – le mot est faible – la gravité de la situation sociale que dénoncent divers groupes de militants associatifs dans ce pays de 4,5 millions d’habitants. Si, par exemple, les pauvres représentent aujourd’hui près de 5,5 % de la population norvégienne, contre un peu plus de 4 % en 2001, il faut savoir que les déshérités en question, très minoritaires, sont les individus qui gagnent moins de 90 000 couronnes (11 500 euros) par an, soit moins de 50 % du salaire médian norvégien… mais environ dix fois le revenu moyen par habitant au Maroc. Quant aux 6 000 sans-abri d’Oslo, une ville de 500 000 habitants, il s’agit surtout, à supposer d’ailleurs que cette estimation « militante » ne soit pas très exagérée, non pas de véritables SDF mais de jeunes qui ont parfois du mal à se loger pendant un temps en raison de l’insuffisance du nombre de logements sociaux. Et si les fermetures d’usines et les pertes d’emploi font autant parler d’elles dans le pays du roi Harald V, c’est qu’elles sont peu nombreuses : le taux de chômage, d’un peu plus de 4 %, est à peine supérieur au seuil considéré par les économistes comme quasi incompressible dans une économie de marché.
Ensuite, parce que, d’une manière plus générale, tous les « fondamentaux » économiques et sociaux de la Norvège sont bons, très bons même, et cela sur tous les plans. Le revenu annuel moyen par habitant (à ne pas confondre avec le salaire médian déjà évoqué), de 54 444 dollars en 2004, est – si l’on met à part le cas atypique du paradis fiscal luxembourgeois – le plus élevé du monde juste après celui des États-Unis. Mais, surtout – et c’est encore plus significatif puisque ce palmarès intègre, au-delà du PNB, des indicateurs de « qualité de vie » (dépenses d’éducation et de santé, espérance de vie, etc.) -, le pays apparaît depuis cinq ans sans interruption en tête du classement mondial réalisé par les Nations unies pour mesurer le « développement humain ». Loin devant les États-Unis (10es), la France (16e) et, bien sûr, tous les grands exportateurs de pétrole (le premier d’entre eux, le Qatar, est au 40e rang, juste après la Lituanie et juste devant les Émirats arabes unis). Une performance que mérite assurément un pays où l’école et l’hôpital sont entièrement gratuits, où chaque naissance permet au père ou à la mère de prendre un congé parental rémunéré d’un an et de recevoir une prime de 32 000 couronnes (4 100 euros), où le nombre d’élèves par classe est plus que raisonnable (entre seize et vingt) et le taux de criminalité l’un des plus faibles au monde, où les immigrés, quoi qu’en dise le Parti du progrès, sont plutôt bien intégrés, à commencer par les plus nombreux, les Pakistanais (35 000 à 40 000, souvent des commerçants), où l’inflation est faible, les taux d’intérêt très bas et la croissance régulière, etc.
Enfin, si l’on regarde la façon dont la Norvège gère sa bonne fortune pétrolière, on ne peut qu’être frappé par le sérieux de la politique menée dans ce domaine depuis bien longtemps. Et cela sous tous les gouvernements, de droite comme de gauche, qui se sont succédé à la tête de cet État qui fonctionne plutôt comme une pétrodémocratie, avec un monarque sans réel pouvoir, que comme une pétromonarchie. Depuis que des découvertes dans le sous-sol maritime à partir du début des années 1970 ont permis à ce parent pauvre de la Scandinavie de rejoindre le club des grands producteurs de pétrole – avec aujourd’hui 3,2 millions de barils par jour (150 millions de tonnes), soit plus que le Koweït et presque autant que l’Iran -, jamais les Norvégiens n’ont cédé à la tentation du tout-pétrole, et jamais les recettes des ventes à l’extérieur n’ont été gaspillées.
Ainsi, conservant une importante activité économique dans d’autres secteurs (constructions navales, produits alimentaires, chimie, bois, pêche, toutes sortes de services, etc.), l’État ne dépend que pour environ 18 % de son PNB des hydrocarbures (pétrole et gaz naturel), même si ceux-ci représentent près de la moitié des exportations (44 % en 2004). Et, surtout, pour s’assurer que la manne pétrolière ne se perdra pas dans les sables d’une gestion hasardeuse et pourra profiter aux générations futures, les parlementaires norvégiens ont décidé il y a une dizaine d’années… de ne plus dépenser, sinon à la marge, ce que rapporte le commerce de l’or noir. On a donc créé un Fonds pétrolier qui accumule du capital (150 milliards d’euros fin juin 2005), placé essentiellement en actions et en obligations sur les marchés internationaux. Le gouvernement n’est autorisé à prélever dans ce Fonds que des sommes égales au plus à 4 % du montant des recettes accumulées, soit plus ou moins ce que rapportent les investissements financiers réalisés. Seule l’extrême droite réclame qu’on s’affranchisse de cette règle pour distribuer tout de suite en bonne partie l’argent du pétrole. Tous les autres partis, dans ce pays à la tradition égalitariste et quelque peu puritain (les casinos sont interdits, les boissons alcoolisées ne sont en vente que dans les magasins d’État, etc.), tiennent à conserver ce système qui implique de préserver la vitalité de l’économie non pétrolière et garantit, au moins pour partie, l’avenir.
Les électeurs norvégiens, pour la plupart des privilégiés, n’avaient-ils donc aucune raison sérieuse de se plaindre et de changer de gouvernement ? Le résultat des élections législatives montre que la population s’inquiète de l’avenir et estime dans sa majorité qu’au moins un infléchissement des politiques est nécessaire. Surtout pour atténuer l’essor limité, mais incontestable, des inégalités que la politique libérale préconisée par la droite risquait d’accentuer et préserver par là même le « modèle » du type État-providence de la Norvège.
Au-delà de cet infléchissement, il ne faut sans doute pas s’attendre à un quelconque bouleversement de la politique suivie à Oslo. Tout au plus enregistrera-t-on quelques modifications de la politique étrangère – comme par exemple le retrait, annoncé par la gauche, du tout petit contingent militaire envoyé en Irak. Mais il est vrai que le problème essentiel que doit affronter le pays, et auquel devra bientôt faire face n’importe quel gouvernement, n’a guère été évoqué dans la toute récente campagne pour les législatives : il s’agit de savoir comment on va gérer le déclin annoncé de la production pétrolière. Si les réserves de gaz semblent encore abondantes et permettent d’envisager un maintien de l’extraction à un niveau proche de l’actuel pour de nombreuses décennies, il n’en est pas de même pour le brut, qui, sauf découverte importante, pourrait voir sa production décliner assez rapidement dans les années à venir. Certains experts annoncent même sa fin d’ici à quinze ou vingt ans. On peut donc s’attendre à ce que le débat sur l’opportunité de développer l’exploration délicate des réserves d’hydrocarbures du grand Nord, sous la mer de Barents, prenne de l’ampleur. Car si les conservateurs et les travaillistes y sont tous deux favorables, les écologistes, qui participent à la coalition de gauche qui a conquis le pouvoir, y sont fermement opposés.

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