« Héritage de cendres »
Nous avons tous entendu parler de la CIA (Central Intelligence Agency), le bras armé des États-Unis d’Amérique chargé de l’espionnage, c’est-à-dire des opérations secrètes et des coups tordus dans le monde entier. Créée il y a soixante ans, elle a étendu ses tentacules sur les cinq continents ; grands ou petits, importants ou négligeables, les 193 pays membres des Nations unies (et les quelques autres restés en dehors) ont chacun un dossier à la CIA et des agents qui le remplissent.
Les médias entretiennent notre intérêt en évoquant régulièrement les activités (supposées secrètes) de la CIA : un jour, ce sont ses succès, voire ses prouesses, qui sont vantés par les uns, le lendemain, ce sont ses méfaits ou ses échecs qui sont dénoncés par les autres.
Résultat : les Américains ne savent pas si cette lourde et dispendieuse machinerie rend ou non les services qu’on attend d’elle, si elle est très utile, assez utile ou sans utilité pour ceux-là mêmes qui la financent et dont elle défend les intérêts.
Les non-Américains savent encore moins ce que l’agence de Langley (son siège près de Washington) a fait chez eux depuis qu’elle existe : qui a-t-elle acheté parmi leurs dirigeants ? Qui a-t-elle liquidé ?
Ayant été informés – ou désinformés – par bribes, les uns et les autres ont toujours eu du mal à distinguer le bon grain de l’ivraie, l’information de l’intox.
Jusqu’à la parution il y a un mois aux États-Unis, sous le titre éloquent de Legacy of Ashes (« Un héritage de cendres »), de la première histoire de la CIA. Écrit par Tim Weiner, un journaliste spécialisé depuis vingt ans dans les affaires d’espionnage, ce livre de 700 pages (édité par Doubleday) est fondé sur des entretiens avec une bonne dizaine d’anciens directeurs successifs de l’agence et sur l’examen attentif de cinquante mille documents d’archives (de la CIA elle-même, de la Maison Blanche et du Département d’État), dont certains n’ont été rendus publics qu’en 2003 et 2005.
« Tout ce que je décris dans ce livre est vrai, mais ce n’est (malheureusement) pas toute la vérité », proclame fièrement l’auteur.
J’y ai trouvé une mine d’informations plus passionnantes les unes que les autres et je ferai en sorte que Jeune Afrique vous en livre les plus édifiantes dans les prochaines semaines et les prochains mois.
Mais dès aujourd’hui, je partage avec vous les conclusions et quelques-unes des révélations de ce livre-document.
I – Les conclusions :
Journaliste au New York Times, lauréat du prix Pulitzer, Tim Weiner a entrepris son histoire de la CIA sans idées préconçues. Les résultats de son enquête sont accablants pour l’agence et ses directeurs successifs, ainsi que pour tous les présidents américains, de Harry Truman, qui la créa en 1947, à George W. Bush, qui la manipula en 2003 pour lui faire attester faussement que Saddam Hussein menaçait la sécurité des États-Unis et de leurs alliés avec des armes de destruction massive terrifiantes qu’il pouvait déclencher en quarante-cinq minutes
L’auteur de Un héritage de cendres l’affirme sans ambages :
tous les directeurs de l’agence, tous les présidents des États-Unis ont laissé à leur départ l’agence en moins bon état qu’ils ne l’ont trouvée. Aucun n’a réussi à comprendre et à maîtriser ses mécanismes.
Soixante ans après sa création, la CIA est incapable d’assurer sa mission principale, qui est d’informer les présidents des États-Unis sur ce qui se passe dans le monde ; elle justifie plus que jamais ce qu’en a dit le président Eisenhower il y a un demi-siècle : « un héritage de cendres ».
La CIA n’a jamais rien prévu des événements qui ont affecté le destin des États-Unis. Elle n’a donc été en mesure d’informer la Maison Blanche ni de la bombe atomique soviétique (1949), ni de l’imminence de l’invasion de la Corée par l’armée chinoise (1950), ni des révoltes des Allemands de l’Est (1953) et des Hongrois (1956), ni de l’installation par Khrouchtchev de missiles à tête nucléaire à Cuba (1962), ni de la guerre israélo-arabe de 1967, ni de l’invasion du Koweït en 1991 par l’armée de Saddam Hussein.
Pendant la guerre froide, qui a duré plus de quarante ans, elle n’a jamais obtenu la moindre information sur le fonctionnement du Kremlin.
Weiner ne trouve pas de qualificatif plus fort que celui d’incompétence et n’hésite pas à citer le jugement de Richard Nixon sur les analystes de la CIA : « Des clowns qui se nourrissent (et nourrissent leurs rapports) de la lecture des journaux et ne disent au président que ce qu’il a envie d’entendre. »
II – Deux affaires :
Voici, relatée par Tim Weiner sur la base de documents émanant de l’agence elle-même, la gestion par les hommes de la CIA de deux affaires parmi les centaines qu’ils ont traitées. Comme on peut le voir, c’est en effet clownesque.
1) Le 1er janvier 1959, Fidel Castro chasse le dictateur Fulgencio Batista de La Havane et prend le pouvoir à Cuba.
L’agence est surprise. Mais elle prend le temps de rassembler toutes les informations et, selon des documents qui n’ont pu être consultés qu’en 2005, son chef de station à La Havane, Jim Noel, câble au siège :
« Les observateurs les plus sérieux pensent que le nouveau régime s’effondrera au bout de quelques mois. »
Simultanément, un autre dirigeant de l’agence, Neil Cox, propose de « prendre des contacts secrets avec Castro pour lui offrir des armes et de l’argent afin qu’il instaure un gouvernement démocratique ». Un troisième en charge de toute la région écrit : « Nous sommes tous, mes collaborateurs et moi, des fidélistes. »
En mai, Fidel Castro se rend en visite aux États-Unis. La CIA, toujours enthousiaste, le décrit comme « le nouveau leader spirituel des forces démocratiques et antidictatoriales en l’Amérique latine ! ».
Mais le 11 décembre de la même année, revirement à 180 degrés : le chef des opérations secrètes de la CIA, Richard Bissell, propose à son directeur, Allen Dulles, par mémo dont trace a été gardée, l’élimination de Castro.
Dulles donnera son accord, mais seulement pour écarter Castro du pouvoir. Dans ses Mémoires, le président Eisenhower constatera avec rage « qu’en se trompant sur Castro la CIA a laissé le communisme s’installer en Amérique latine ».
2) En janvier 1981, la CIA reçut instruction de « faire quelque chose » contre le « dictateur libyen Mouammar Kadhafi ».
Cherchant une base d’opérations contre la Libye, la CIA se mit en devoir de contrôler le gouvernement de son proche voisin, le Tchad. L’agent qu’elle choisit fut Hissein Habré, le ministre tchadien de la Défense, qui avait coupé les ponts avec son gouvernement et s’était retranché avec deux mille combattants au Soudan. Sur décision du patron de la CIA de l’époque, William Casey, l’aide américaine à Habré, directe et indirecte, commença à affluer.
Le combat mené par Habré pour prendre le pouvoir au Tchad fit des milliers de victimes. Lorsque les affrontements s’intensifièrent, l’agence lui livra des missiles Stinger, la meilleure arme portable de défense antiaérienne de l’époque. Les États-Unis « dépensèrent près d’un demi-milliard de dollars pour installer Habré au pouvoir, où il sévira huit années durant ».
Deux affaires parmi bien d’autres, à vingt-deux ans d’intervalle et sur deux continents : mais le même amateurisme et la même désinvolture quant aux résultats.
En soixante ans, la plus grande puissance du monde n’a pas réussi à se doter d’un service d’information (de ses dirigeants) digne de ce nom. Plus grave encore : elle n’a fait aucun progrès dans cette direction en dépit du fait que la CIA n’est aujourd’hui que l’une des dix-huit agences américaines qui nous espionnent.
De là à conclure que les dérives de la politique extérieure des États-Unis viennent principalement de cette carence, il n’y a qu’un pas
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