Ainsi va l’Algérie « réconciliée »

Prix de la « réconciliation nationale », les ex-combattants islamistes sont de retour dans leurs foyers. Premier bilan, un mois après.

Publié le 9 avril 2006 Lecture : 10 minutes.

Huit jours après la promulgation des textes d’application, la Charte pour la paix et la réconciliation nationale a fait son premier « martyr ». Le 9 mars, dans le fief islamiste d’El-Oued, la ville aux mille coupoles, à 900 km au sud-est d’Alger, Abdelkrim Kaddouri est criblé de balles à la sortie d’une mosquée. Énième épisode d’une « tragédie nationale » qui, de l’aveu même du président Abdelaziz Bouteflika, a déjà fait entre 150 000 et 200 000 morts ? Pas tout à fait. Car Kaddouri n’était pas n’importe qui : c’était un repenti de l’islamisme armé.
Figure de premier plan du Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC), il fut longtemps le fidèle lieutenant d’Abderezzak el-Para. En 2000, dans le cadre de la loi sur la Concorde civile, il a choisi de quitter le maquis et d’appeler ses « frères » de combat à déposer les armes. Bilan de l’opération : plusieurs dizaines de redditions. Kaddouri constituait pour les irréductibles du djihad une menace mortelle. Raison pour laquelle, début mars, Abou Mossab Abdelwadoud, l’actuel émir du GSPC, a lancé contre lui une fatwa promptement exécutée à la sortie d’une mosquée d’El-Oued
L’électeur qui, lors du référendum du 29 septembre 2005, a voté oui à la Charte mesure mieux aujourd’hui la signification de son choix : la République réhabilite ceux qui avaient pris les armes contre elle. Non seulement elle leur pardonne, mais elle les réintègre socialement. Cette clémence ne fait pas que des heureux. Journaliste au quotidien francophone El Watan, Fayçal Metaoui s’indigne que des terroristes impliqués dans divers massacres de villageois dans la Mitidja, à Sidi el-Kebir par exemple, puissent se pavaner en toute liberté sur les lieux de leurs crimes. La procédure de reddition est en effet d’une extrême simplicité. Un terroriste plus ou moins repenti prend contact avec les services de sécurité, décline son identité et sa filiation, remet ses armes et jure qu’il n’a jamais participé à un massacre collectif, à un viol ou à un attentat à l’explosif dans un lieu public, ce qui entraîne ipso facto l’extinction des poursuites judiciaires. Le voilà entièrement libre de ses mouvements.
« Si c’est ça les droits de l’homme, Dieu maudisse leur inventeur », fulmine Brahim (57 ans), ingénieur agronome de son état, à l’annonce qu’Abdelhak Layada, l’ex-émir des Groupes islamiques armés (GIA), a quitté la prison de Serkadji, où il était détenu depuis treize ans dans le couloir de la mort, dans l’attente de son exécution. Brahim dirige une coopérative agricole à Tarek Ibn Ziad, à 120 km au sud-ouest d’Alger, au pied de l’Atlas blidéen. Curieux nom, pour un village martyr, que celui du glorieux conquérant de l’Andalousie, au début du VIIIe siècle ! Au cur de l’un des maquis les plus actifs des GIA, Tarek Ibn Ziad a vécu l’enfer durant les années de braises de l’insurrection. Tous les villages et les exploitations agricoles de la région avaient été abandonnés. Leurs habitants sont ?peu à peu revenus, les opérations terroristes étant aujourd’hui beaucoup plus rares. Rares, mais sanglantes.
Bouarfa, dans la banlieue de Blida, le 24 mars. Quatre paysans travaillant dans leur champ sont mitraillés par des maquisards. Le bruit de la fusillade est entendu jusqu’à Blida, sans provoquer de panique chez les citadins. Quelques heures plus tard, l’armée ratisse le maquis. À l’arrière des camions, des appelés du contingent en gilets pare-balles scrutent la luxuriante végétation qui déborde sur ce qui fut une route secondaire et n’est plus guère qu’une piste. Le moral des troupes ? « Pas d’états d’âme, jure un officier supérieur. Ce n’est pas nous qui avons déclenché la guerre, pas nous non plus qui avons décrété la paix des braves. Nous accomplissons notre mission, point. » Le ratissage ne donne rien. Les tueurs ont réussi à s’évanouir dans la nature. Dès le lendemain, les environs de Bouarfa et de Chréa, la station de sports d’hiver toute proche, seront pris d’assaut par des centaines de familles profitant du beau temps pour pique-niquer sur l’herbe. Ainsi va l’Algérie réconciliée
Selon des sources crédibles, deux mille islamistes ont été libérés dans le cadre de la « réconciliation nationale ». Soit beaucoup moins qu’après l’adoption de la loi sur la Concorde civile, en janvier 2000 (près de sept mille). Hormis le Grand Sud, qui a toujours été épargné par la violence islamiste, toutes les régions sont concernées. La plupart des islamistes qui ont fait le choix de la lutte armée étaient connus dans leur village ou dans leur quartier, mais l’entrée en vigueur de la réconciliation a quand même provoqué quelques surprises. Les familles dont l’un des membres a été abattu par les forces de sécurité peuvent aujourd’hui prétendre à une indemnisation, à condition de pouvoir prouver que leur situation matérielle nécessite une prise en charge par l’État. Des listes de terroristes abattus les armes à la main (plus de vingt et un mille noms, au total, selon une source officieuse) ont été établies et transmises aux walis (préfets) pour leur permettre d’étudier les demandes d’indemnisation. Cette procédure contraint les familles de terroristes à se manifester publiquement. D’où les surprises
À Chlef (ex-el-Asnam), entre Alger et Oran, des foules de gens venus des quartiers périphériques demandent aux passants le chemin du siège de l’administration chargée du recensement des familles de terroristes. Gérant d’un taxiphone et fils d’un policier assassiné par les GIA, Nassim n’en revient pas : « Je croyais connaître tous les gens qui ont pris le maquis, mais j’étais loin du compte. J’ai même découvert que mon ex-instituteur et une dizaine d’anciens camarades de classe avaient rejoint les rangs des tueurs. »
La cohabitation entre familles de victimes et bourreaux présumés peut-elle déboucher sur des vendettas ? « Je n’en suis pas sûr, les gens sont fatigués et n’aspirent plus qu’à retrouver la quiétude d’antan », estime Karim. Et la vérité ? « Ce n’est pas ma priorité, mais celle de ceux qui n’ont jamais eu le pied sur la braise ! » s’emporte Hadj Lakhdar (75 ans), un ancien combattant de la guerre de libération. « Ces gens-là habitaient les grandes villes, là où il n’y a jamais eu de massacres et où les forces de l’ordre assuraient une protection efficace. » Hadj Lakhdar est originaire de Had Chekala, un hameau perdu dans les monts de l’Ouarsenis, à la lisière des wilayas de Tiaret et de Tissemsilt. De l’aveu même du Premier ministre Ahmed Ouyahia, Had Chekala détient le triste record du plus grand massacre perpétré par les salafistes : mille morts en une seule nuit. Au lendemain de ce carnage, Hadj Lakhdar a enterré quatre fils, trois belles-filles et onze petits-enfants. « Je connais leurs assassins, certains sont même revenus au village, mais je ne m’en prendrai pas à eux. Le seul moyen de s’en sortir est de pardonner, mais de là à leur serrer la main »
Tout près de là, deux autres villages ont été tragiquement éprouvés par la folie islamiste. Ramka et Melaab tentent aujourd’hui de retrouver leur vocation agricole et pastorale. Les champs sont de nouveau labourés, mais la moindre intrusion d’un étranger provoque la méfiance. Voire la panique. La route est peu fréquentée, et il suffit qu’une automobile s’arrête à proximité d’un pâturage pour que le berger prenne aussitôt ses jambes à son cou ! Réconcilié, peut-être, confiant, pas encore
Les islamistes qui ont déposé les armes en 2000 sont aujourd’hui, pour la plupart, parfaitement intégrés. Beaucoup se sont lancés dans le commerce informel et ont créé de véritables bazars où tout se vend et tout s’achète, comme à Bab Ezzouar, la porte orientale de la capitale. Pourtant, il y a six ans, la mise en uvre de la Concorde civile n’avait donné lieu à aucune indemnisation. Aujourd’hui, la Réconciliation s’accompagne d’une redistribution de la manne pétrolière – ce qui n’est pas sans faire grincer quelques dents. Une rumeur balaie actuellement le pays : les anciens terroristes se verraient octroyer une pension mensuelle de 16 000 dinars (un peu plus de 170 euros). « C’est un scandale, s’insurge Wahid, ingénieur électronique dans une entreprise publique de Sidi Bel-Abbès 300 km à l’ouest d’Alger). Cette somme équivaut au salaire d’un cadre bac + 5 avec une dizaine d’années d’ancienneté ! » L’information a depuis été démentie, mais l’anecdote montre bien que la question des salaires préoccupe les Algériens au moins autant que l’amnistie accordée à tel ou tel criminel.
À la date du 28 février, le montant des réserves de change atteignait 61 milliards de dollars, ce qui a permis de revoir à la hausse le programme d’investissements dans les infrastructures : près de 100 milliards de dollars, ce n’est pas rien. « Peut-être, mais je n’en vois toujours pas les effets, assure Fatiha, militante d’un syndicat auquel le gouvernement refuse son agrément. En revanche, j’ai toujours autant de mal à remplir mon couffin quand je fais mon marché. » La grille des salaires en vigueur en Algérie est pleine d’aberrations. Un cadre dans une banque publique peut signer des autorisations de crédit de plusieurs milliards de dinars, mais son salaire plafonne autour de 12 000 dinars (130 euros), l’équivalent de la recette quotidienne d’une modeste épicerie de quartier.
Directeur de cabinet d’Ouyahia au Rassemblement national démocratique (RND), Abdessalam Bouchouareb défend la politique de son patron : « À l’approche de la fin de la législature, nous aurions pu adopter une attitude électoraliste en augmentant massivement les salaires. Mais le fait que nos performances économiques soient fortement dépendantes du marché pétrolier nous interdit toute redistribution qui ne soit pas basée sur la productivité. » C’est la sagesse même, mais l’Algérien moyen considère tout bonnement le refus du gouvernement de réviser la grille des salaires comme un déni de justice.
Souk Ahras, près de la frontière tunisienne, est largement oublié par les grands programmes de développement. Alors, la richesse présumée de l’Algérie laisse ses habitants sceptiques. « On me dit que le PIB par habitant est passé à 3 000 dollars, commente Hocine, serveur dans un restaurant. Mais je vous jure que je suis loin de gagner cette somme. » Pour arrondir ses fins de mois, il a trouvé un nouveau créneau : guide touristique. La sensible amélioration de la situation sécuritaire a fait revenir les étrangers (un million de visiteurs en 2005), mais Souk Ahras est dépourvu d’infrastructures hôtelières dignes de ce nom et ne présente pas d’intérêt touristique particulier. Sauf que c’est ici qu’en 354 est né saint Augustin, le futur évêque d’Hippone (Annaba) et auteur des Confessions. Plusieurs milliers de chrétiens sont déjà venus en pèlerinage à Souk Ahras. Ils y ont dépensé beaucoup d’euros et de dollars. « Une véritable bénédiction », calcule Hocine.
La question des revenus se pose avec d’autant plus d’acuité que d’immenses fortunes ont été amassées en quelques années. Un luxe arrogant côtoie une misère absolue, et la quête du dinar prend des proportions effrayantes. La criminalité et le grand banditisme connaissent une croissance exponentielle. En ces temps de réconciliation nationale, le fait que les autorités « vident systématiquement les prisons du gibier de potence qui s’y trouve » est perçu comme une faiblesse. À Freha, dans la région kabyle de Bouira, un voleur à la tire a été pris en flagrant délit et battu à mort par la foule, qui s’est ensuite dirigée vers la brigade de gendarmerie pour protester contre la passivité des forces de l’ordre. La Direction générale de la sûreté nationale (DGSN) et le commandement de la gendarmerie rejettent en chur ces accusations. « On fait ce qu’on peut, assure un commissaire divisionnaire de la wilaya de Tipaza, la célèbre station balnéaire à l’ouest d’Alger. Les opérations coup de poing contre la grande criminalité se multiplient. »
Réconciliation ou non, les barrages routiers sont toujours aussi nombreux. Gendarmes ou policiers sont désormais assistés de chiens renifleurs. Quête d’explosifs ? « Non, explique Rym, étudiante à l’Institut de sciences financières de Ben Aknoun, ils traquent les passeurs de cannabis venant du Maroc. Il est vrai que l’insécurité est largement due à de jeunes délinquants sous l’emprise de la drogue, mais harceler les fumeurs de joints en négligeant la lutte contre les psychotropes ne mène à rien. »
Le phénomène des psychotropes a pris une telle ampleur que les consommateurs se recrutent désormais dans toutes les couches de la société. À Khemis Miliana, un jeune lycéen avoue se shooter chaque matin avec une vingtaine de gouttes d’Aldol diluées dans un café. Une dose à terrasser un cheval. Neuf agressions sur dix sont le fait de jeunes ayant absorbé une qafla, un « bouton ». Quand on croise un meqafal, un « boutonné » (terme signifiant également « fermé »), mieux vaut être sur ses gardes. « Mais ils sont si nombreux, avoue Rym, qu’il faudrait être en permanence sur la défensive. » Le trafic est évidemment très lucratif. Plusieurs pharmaciens et magasiniers d’asiles psychiatriques ont été récemment arrêtés. Ils revendaient 2 000 dinars la machta (« peigne ») de vingt comprimés préalablement achetée 70 dinars.
Ce pays cultive décidément les paradoxes. À lui seul, l’emploi du temps de Bouteflika du 23 au 25 mars pourrait en témoigner. Le jeudi 23, il a inauguré les travaux d’une conférence internationale consacrée aux droits de la défense et annoncé un train de mesures en faveur des avocats (notamment la création d’un centre de formation continue). Deux jours plus tard, il présidait un Conseil des ministres essentiellement consacré à un durcissement du code de procédure pénale. Ainsi va l’Algérie réconciliée

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