Trois rois et un journal

Publié le 9 mars 2008 Lecture : 3 minutes.

Lorsque, le 25 avril 1955, Béchir Ben Yahmed publie le premier numéro de l’hebdomadaire L’Action – qui deviendra Afrique Action puis Jeune Afrique cinq années plus tard – le Maroc est encore un protectorat colonial, et Mohammed V, le sultan bien-aimé, vit en exil à Madagascar. Le Maghreb tout entier a rendez-vous avec son destin en ces années d’espoir et de fureur, propices aux grands hommes et aux grands projets. Alors que le royaume va renaître à la liberté, un journal unique en son genre accompagne depuis Tunis, Rome, et enfin Paris l’éveil de tout un continent au soleil des indépendances. Ainsi commence, entre Jeune Afrique et le Maroc, un demi-siècle d’histoire et de passion communes.
Dans ce couple-là, tout n’a pas toujours été sans nuages. Entre 1971 et 2000, deux cent quatre-vingt-huit numéros de Jeune Afrique ont été saisis par la censure marocaine et l’hebdomadaire a connu deux périodes d’interdiction totale dans le royaume : de 1972 à 1975 et en 1995-1996. Si l’on ajoute à cela six mois de limitation autoritaire de diffusion et une bonne cinquantaine de livraisons retenues puis finalement libérées par les censeurs, on se dit que bien souvent la passion l’a emporté sur la raison. Si nos lecteurs marocains nous sont toujours restés fidèles quels que fussent les accès de fièvre, allant parfois jusqu’à nous trouver trop timides, voire complaisants, il a fallu du temps, beaucoup de temps pour que les fonctionnaires chargés de réguler la liberté d’expression acceptent Jeune Afrique tel qu’il est : ni un adversaire, ni un obligé ; à la fois du dehors et du dedans ; indépendant et inclassable, y compris au sein du paysage médiatique marocain dont nous faisons un peu partie, tout en ayant toujours échappé à la dichotomie presse officielle-presse militante.
En dépit de ces oukases et de ces incompréhensions, qui auraient pu conduire le patron de presse à adopter d’autres positions, l’homme de conviction qu’est Béchir Ben Yahmed n’a pas varié sur deux aspects fondamentaux de l’histoire contemporaine du royaume. Personne n’a jamais relevé dans les colonnes de Jeune Afrique une opposition d’ordre général à la monarchie, ni au gouvernement du Maroc. Et pour cause : nous les avons toujours jugés légaux et légitimes. Et tout le monde sait que J.A. a été le seul organe de presse non marocain à estimer juste et nécessaire, dès le début, la position marocaine sur le Sahara occidental et à l’écrire, depuis, avec constance. Mieux : lorsque nous avons publié, dès 1974, nos analyses originelles sur cette affaire, les premiers à l’époque à y défendre la thèse de la « marocanité » géopolitique et historique de cette colonie espagnole, nous étions interdits de vente au Maroc, et l’Algérie représentait une part considérable de notre marché. Cette position, que nous avons défendue ne varietur, nous a rapidement valu d’être interdits en Algérie, et ce pendant vingt-deux ans.
Les pouvoirs étant ce qu’ils sont, ce n’est pas cette attitude essentiellement favorable aux intérêts vitaux du Maroc qui nous vaudra, un quart de siècle plus tard, d’échapper à la censure et de la considérer désormais comme un mal en voie d’éradication, mais bien l’évolution démocratique du Maroc lui-même. Depuis l’avènement du roi Mohammed VI en effet, le royaume vit une nouvelle ère, marquée notamment pas une éclosion spectaculaire des libertés. Jeune Afrique, à l’instar de ses jeunes confrères marocains – dont certains ont été fondés par des journalistes issus de sa propre matrice -, ne peut que se réjouir de cette mise à niveau digne d’un grand pays et d’un grand peuple au sein duquel il compte tant de lecteurs amicaux, exigeants et fidèles.
Ce Maroc-là, c’est aussi celui de Moulay Ismaïl, d’Abd El Krim, de Mohammed V, d’Allal El Fassi et de bien d’autres figures historiques dont les Éditions J.A. ont publié les biographies. Celui, décrit avec tant de minutie il y a trente ans par les regrettés Charles-André Julien (dans son fondamental Maroc face aux impérialismes) et Michel Jobert, que nous nous honorons d’avoir édités. Celui aussi des Guides du Jaguar que dirige Danielle Ben Yahmed et du tout récent Guide Ecofinance pour les investisseurs. Un Maroc immuable et changeant, millénaire et mondialisé, que J.A. plus que jamais s’efforce d’expliquer et d’accompagner. Au fond, en un demi-siècle de vie commune, les désaccords passés entre Jeune Afrique et telle ou telle autorité du royaume n’ont jamais touché à l’essentiel : ce lien si particulier, à la fois attentif, vigilant et bienveillant, qui nous unit à cet « Extrême Maghreb du soleil couchant ». C’est bien là, finalement, ce qui compte.

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