Ménage à deux

Entre Abou Dhabi et Dubaï, principaux centres financiers et commerciaux de la fédération, la concurrence est feutrée mais bien réelle.

Publié le 9 janvier 2005 Lecture : 5 minutes.

La spécialisation ou la concurrence ? C’est le dilemme qui se pose aux Émirats arabes unis et, plus particulièrement, aux deux principales villes de la fédération, Abou Dhabi et Dubaï, qui ont entrepris de diversifier leurs économies.
Bien qu’Abou Dhabi représente plus de la moitié de l’économie des Émirats et possède la plus grande partie de leurs réserves pétrolières, c’est Dubaï qui est internationalement le plus connue. Après avoir été, pendant plus d’un millénaire, une étape très active sur les anciennes routes commerciales, c’est aujourd’hui un centre financier, touristique, immobilier et commercial fort prospère. Mais comme ses ressources pétrolières risquent de s’épuiser dans les années qui viennent, il lui faut absolument engager son économie sur des voies nouvelles. La diversification d’Abou Dhabi n’est pas aussi urgente, mais ses dirigeants ne veulent pas laisser s’envoler leurs voisins du Nord. Ce qui pose un vrai problème. Tous les États et toutes les villes de quelque importance dans le monde ont une grande activité commerciale, mais une fédération comme celle des Émirats peut-elle se permettre d’avoir deux centres financiers et commerciaux ?
Abou Dhabi a commencé sa diversification par l’aménagement d’une grande base industrielle, dont le fleuron a été, en 2002, la Cité industrielle, une zone de développement essentiellement en franchise. Mais ces dernières années, Abou Dhabi a également marché sur les plates-bandes de Dubaï. Ces tentatives n’ont pas toujours été couronnées de succès. La zone franche de Saadiyat était censée devenir un marché financier mondial qui compenserait le décalage horaire entre Londres et Hong Kong lorsqu’elle a été conçue en 1999. Mais elle n’a pas attiré les grandes banques mondiales et a dû mettre la clé sous la porte et céder la place au Centre financier international de Dubaï, qui est aujourd’hui en plein essor.
Abou Dhabi a peut-être visé trop haut, indique Gilles Duranton, professeur de géographie économique à la London School of Economics. « La plupart des pays n’ont généralement qu’un seul centre financier, note-t-il. Dubaï est un centre régional très développé, non seulement pour le commerce de détail, mais aussi pour les affaires. Il ne travaille pas seulement avec les Émirats, mais sans doute avec toute la région. Vouloir en faire autant et entrer en concurrence n’est probablement pas une bonne idée. »
Et pourtant, il semble actuellement qu’Abou Dhabi se prépare à une nouvelle offensive. Le signe le plus évident de ses intentions est la création d’Ettihad Airways, qui se présente depuis l’an dernier comme la première compagnie aérienne nationale de la fédération. Même avec la concurrence des sociétés ayant pignon sur rue comme Gulf Air, Emirates and Qatar Airways, Ettihad ne va pas tarder à débarquer à Abou Dhabi de très importants groupes de touristes, affirme Ian Ferguson-Brown, le directeur commercial de la compagnie. Pour lui, Abou Dhabi est « l’un des grands joyaux cachés du monde ».
Pour le moment, cependant, les rues d’Abou Dhabi sont pleines d’ouvriers venus de l’Asie du Sud travailler pour ses industries lourde et légère. Le climat est engageant, mais les plages sont vides, ainsi que de nombreux restaurants. Et personne à Abou Dhabi ne partage les ambitions de Ferguson-Brown. « Notre objectif n’est pas de concurrencer Dubaï », explique Adnan Hegrat, que le dirigeant numéro un de Dubaï, Cheikh Khalifa Ibn Zayed al-Nahyane, a nommé à la tête d’Aswaq, un joint-venture qui aménage des galeries commerciales avec la Société des centres commerciaux française. « Notre objectif, dit Hegrat, est de répondre aux besoins de la ville et de l’émirat d’Abou Dhabi. » Bien que l’immense Abou Dhabi Mall ait été conçu pour les touristes, la croissance du commerce de détail de l’émirat est due surtout à l’importance du secteur industriel, selon Hegrat.
Ce secteur peut très bien rester le principal vecteur de croissance de l’émirat, estime Ali Zaal al-Mansouri, directeur général de la Higher Corporation for Special Economic Zones, l’agence officielle en charge de la cité industrielle. Dubaï s’efforce également de développer son secteur industriel en augmentant sa contribution à l’économie : elle devrait passer d’environ 10 % à au moins 20 %. Mais, souligne Mansouri, Abou Dhabi ne renforcera sa capacité de production que dans la mesure où cela ne concurrencera pas directement les autres émirats et même les autres pays de la région. « Disons qu’ils sont dans l’aluminium, et nous dans l’acier, explique-t-il. Nous ne nous portons pas tort l’un à l’autre. Nous sommes complémentaires. » Abou Dhabi, ajoute-t-il, ne se risquera pas sur des marchés où il serait en mauvaise position concurrentielle : « Si vous me demandez de monter une affaire d’Internet, je dirai non, parce que je ne peux pas rivaliser avec l’Inde. Ils ont ce qu’il faut là-bas : les ressources humaines. »
Saskia Sassen, professeur de sociologie à l’université de Chicago, est d’accord avec Duranton : Dubaï et peut-être Beyrouth devraient rester les plaques tournantes de la finance et du commerce international au Moyen-Orient. Mais, à son avis, un certain niveau de développement dans les Émirats pourrait avoir un bon effet de réseau. « Avec plusieurs centres, dit-elle, on donne du punch à la région tout entière. »
Grâce à ses revenus pétroliers et à l’auréole que lui donne le fait d’être le siège du gouvernement fédéral (son numéro un, récemment décédé, Cheikh Zayed Ibn Sultan al-Nahyane, a présidé le Conseil de gouvernement des Émirats pendant trente-six ans), Abou Dhabi bénéficie d’une position favorable dans tous les secteurs où il s’engage. Cela pourrait ne pas suffire, estime Suresh Kumar, directeur général des services financiers des Émirats à Dubaï : « Il faudra un peu plus que de l’argent, dit-il. Dubaï a aussi tiré un grand profit de nombreux projets qui avaient été bien conçus et qui ont été menés à bien très rapidement. Il a fallu une tradition de cent cinquante ans de commerce et d’entrepôt : c’est très difficile à refaire. Il ne suffit pas de tendre la main. »
Quoi qu’il en soit, le gouvernement d’Abou Dhabi n’a aucune intention de s’embarquer dans une autre Saadiyat. « Vous prenez ce qui marche bien, et vous essayez de ne pas recommencer ce qui a causé l’échec, dit Hegrat. Les gens d’Abou Dhabi préfèrent être prudents et ne pas y laisser leur chemise. » Tant que le pétrole coulera, les dirigeants d’Abou Dhabi pourront se payer le luxe de tirer la leçon de leurs erreurs.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires