Les orphelins de Hassan II

Publié le 9 janvier 2005 Lecture : 6 minutes.

Tout était organisé avec soin au Centre de conférences à Rabat. Les auditions publiques eurent lieu les 21 et 22 décembre 2004 à 18 heures. On procéda à une répétition générale en fin de matinée. Les règles du jeu furent rappelées : la place de chacun à la tribune, les témoins, les membres de l’Instance Équité et Réconciliation (IER), l’accueil des officiels, des autres invités, etc.
La veille, une question banale et saugrenue à la fois s’est posée : la décoration de la salle. Plus précisément, que faire des portraits (Hassan II et Mohammed VI, etc.) qui trônent ici comme dans tous les bâtiments officiels – et pas uniquement – du royaume. Le consensus s’est vite établi : puisque les victimes des violations graves des droits de l’homme devaient témoigner en toute liberté, on pourrait donner congé aux royaux portraits. Pour tout décor derrière les témoins, un simple rideau sombre. Le préposé s’est exécuté non sans prévoir l’emplacement réservé aux… portraits. Atavisme ? Réflexe conditionné ? Mais non, toute réaction différente eût été impensable. Le rideau est resté vierge. On s’avisa néanmoins de consulter le Palais. Réponse : à vous de décider, faites comme vous le sentez…
Et c’est ainsi que l’impensable s’est produit : les témoignages ont été prononcés dans leur solitude nue, dépouillée de cette ombre souveraine qui accompagne, en ce pays, toute expression publique, jugée pour une fois déplacée. Ce sont ces images si chargées d’émotion et d’histoire que la caméra a montrées sur la RTM, 2M ou Al-Maghribiya, la chaîne satellitaire. De mémoire de Marocain, on n’avait jamais vu une telle audace. (Vérification faite, M6 a conservé néanmoins une présence discrète sur un chevalet à droite de la tribune, invisible de la salle).
C’est un Sahraoui, Ghali Bara, qui fournit le premier témoignage significatif. Début 1976, il est arrêté avec les vingt-deux membres de sa famille. Tous sont déplacés entre plusieurs centres, dont Agdez. Sept parmi eux n’ont pas survécu. Gracié en 1991, mais délesté de ses biens, ses conditions de vie restèrent précaires. Il bénéficia finalement d’une indemnisation.
Rachid Manouzi appartient à une famille emblématique, liée à tous les combats pour la liberté sous le protectorat et après. Il est arrêté le jour où il doit passer son bac. Lorsqu’il évoque devant le tribunal les sévices endurés, le juge rétorque : « Qu’est-ce que tu voulais, qu’on te déroule le tapis rouge ! » Il sera néanmoins acquitté. Mais son frère, arrêté à Tunis en 1972, puis extradé, n’a jamais réapparu…
Mais c’est une mère qui a dominé ce 21 décembre. Oumi Fatma a passé son temps à rechercher son fils enlevé en 1974. Le fils condamné, le calvaire continue. Avec d’autres mères, elle a droit aux caprices sadiques de l’administration pénitentiaire. Oumi Fatma ne baisse jamais les bras. Irruption dans les ministères, sit-in à la mosquée attenante au palais de Rabat, sollicitation des journaux de l’opposition… En vain. « Que voulez-vous, ils n’ont pas… » Sa phrase reste suspendue. Que n’ont-ils donc pas : le pouvoir, le courage ou les attributs de la virilité ? Ils n’ont pas.
Avec Oumi Fatma, on a une idée de cette détresse ordinaire qui ne sévit pas seulement devant les commissariats et les prisons et qui est loin d’avoir disparu. Une autre femme, Maria Zouini, révèle le lendemain un étrange phénomène. Étudiante en médecine, elle est affublée lors de sa détention, comme ses compagnes, Saïda Mnebhi (qui succombera à une grève de la faim en décembre 1977) ou Latifa Jbabdi (qui siège aujourd’hui à l’IER), d’un prénom masculin. Et Maria devient Abdel Mounaïm. Résidu d’humanité au coeur de l’inhumain ? Aveu de honte chez les bourreaux ?
Le dernier témoignage fera date. Ahmed Harzenni, sociologue, annonce d’emblée la couleur : « Je ne suis pas une victime, je suis un militant. » Question sévices, il a eu « sa part ». Mais il n’insiste pas par respect pour ce que les autres ont subi. Quand il est arrêté, son avocat, Abderrahim Bouabid, émet son verdict : « Délit de presse, trois mois maximum. » Il a écopé de quinze ans ! Il ne formule contre l’État que deux griefs : disproportion de la peine et son extension à sa famille. Cet ancien militant marxiste lance : « Je ne suis pas un ange. » Et d’expliquer que tout n’était pas sombre sous Hassan II et qu’il n’était pas, lui, animé de « culture démocratique », qui reste à acclimater. La meilleure réparation sera assurée par l’école publique pour tous et une justice indépendante.
Diffusés en direct, à la télévision, à la radio (en arabe et dans les différents dialectes berbères), comment les témoignages qui vont se poursuivre trois mois durant aux quatre coins du royaume auront-ils été perçus ? D’abord, la surprise mêlée d’incrédulité puis, le lendemain, l’adhésion en masse. Les Marocains n’en croyaient pas leurs yeux, mais il leur suffisait de voir pour découvrir que ce qu’on disait à la télévision était nouveau, sérieux, grave. Et les concernait. À l’extérieur, le scepticisme est plus coriace. On ne croit pas à la spontanéité ni à la sincérité des témoignages. Pas possible. Cherchez l’erreur. C’est-à-dire la manipulation.
Fausse route. La manipulation suppose des manipulés comme la corruption des corrompus. À l’évidence, les seize membres de l’IER ne mangent pas de ce pain-là. Anciens prisonniers politiques, militants des droits de l’homme, ils sont au-dessus de tout soupçon. Driss Benzekri, leur président, a fait dix-huit ans de prison avant d’être diplômé en linguistique de l’université d’Essex, en Grande-Bretagne. Abdelhay Moudden, l’organisateur efficace et tranquille, est politologue, formé à l’université du Michigan et romancier à ses heures. Abdelaziz Bennani, militant de l’Unem des années héroïques, est un pionnier des droits de l’homme. Latifa Jbabdi fait partie de ces féministes de choc à qui la réforme de la moudawana doit tant. Etc.
En fait, l’opération vérité qu’anime l’IER est l’aboutissement d’un processus entamé sous Hassan II avec toutes les précautions d’usage et qui a connu depuis une formidable accélération parce que tout simplement le Maroc change et le monde aussi. Le déclenchement de l’affaire Pinochet en 1998 a eu un retentissement profond ici. L’effondrement lent, constant, de la gauche a libéré des énergies insoupçonnées. Les membres de l’IER viennent d’horizons divers, ont eu des convictions contrastées, mais ils entendent aujourd’hui être utiles pour les autres. Ces anciens militants se veulent des citoyens à part entière. Point de hiérarchie marquée entre eux, plutôt un partage des tâches et l’art consommé d’utiliser toutes les compétences. Bien sûr, ils font de la politique, occupant, mine de rien, le terrain abandonné par les partis. Leur programme procède d’une idée simple et féconde : s’intéresser au passé récent pour mieux faire face au futur qui menace. En un an, ils ont identifié plus de 16 000 affaires de droits de l’homme. Ils ne se contentent pas d’enregistrer des plaintes et d’organiser les réparations. Ils font oeuvre d’archivistes, recueillant à huis clos les témoignages des acteurs des combats incertains et sanglants que le Maroc a connus depuis l’Indépendance. Grâce à quoi, on peut l’espérer, les Marocains auront une chance d’avoir une vision moins schématique et manipulée de leur histoire et, partant, l’esquisse d’une opinion publique moins polluée et mieux instruite des véritables enjeux et problèmes.
On n’en est pas là. La dernière livraison du Journal montre un trône vide sous le titre : « Que fait le roi ? » Certes, au-delà de la provocation, la question se pose après l’absence répétée du monarque aux funérailles d’Arafat et de Cheikh Zayed, des Émirats, puis son séjour prolongé en Amérique latine. Il s’agit d’autre chose : une focalisation obsessionnelle sur la monarchie et le monarque. Alors que le roi n’a cessé de faire savoir qu’il n’a rien à voir avec son père, que lui n’est « roi qu’aux heures ouvrables », on ne cesse, du côté de ce qu’on appelle la nouvelle presse, de le mettre au centre de tout, pour le meilleur et pour le pire. Ces orphelins de Hassan II ne se consolent pas de la perte du père Fouettard. Obsédés par le Palais, source intarissable des mauvais coups et des bienfaits, ils se prélassent au fond dans l’état de sujets et négligent leurs responsabilités de citoyens. Et prêtent peu d’attention à ce qui se passe à l’IER, où s’esquisse, en ce moment, le projet d’une société responsable et moderne.

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