La seconde mort du Caudillo

Loin du « changement tranquille » annoncé, le nouveau Premier ministre socialiste a bel et bien entrepris de liquider les derniers vestiges du franquisme.

Publié le 9 janvier 2005 Lecture : 7 minutes.

Lors des élections législatives du mois de mars 2004, les Espagnols ont préféré le socialiste José Luis Rodriguez Zapatero au très conservateur José María Aznar, victime collatérale des attentats islamistes de la gare d’Atocha. Dans l’euphorie de sa victoire surprise, la nouvelle équipe a aussitôt promis d’engager un « changement tranquille ». Dix mois après, il apparaît que celui-ci sera sans doute plus mouvementé que prévu.
Très vite – « dans la précipitation », accuse la droite -, toute une série de réformes d’inspiration laïque ont en effet été mises en chantier : assouplissement de la procédure du divorce, projet de loi autorisant le mariage entre personnes du même sexe et l’adoption d’enfants par des couples homosexuels, allègement du poids de l’enseignement religieux dans les écoles publiques au profit de l’instruction civique, nouvelle réglementation supprimant les restrictions au droit à l’avortement, réduction progressive du financement de l’Église catholique par l’État… À cela s’ajoute, bien sûr, le retrait d’Irak des troupes espagnoles, le recentrage européen de la diplomatie (un référendum sur la Constitution européenne aura lieu le mois prochain), l’ouverture d’un débat sur l’élargissement du statut des communautés autonomes – basque et catalane, notamment – et un projet de réforme du Sénat, ce qui commence à faire beaucoup.
Du coup, le Parti populaire (PP) ne décolère pas. Aznar a beau avoir été remplacé à sa tête par Mariano Rajoy, un homme plus « consensuel », au moins en apparence, la principale formation conservatrice du pays s’oppose bec et ongles à tout amendement à la sacro-sainte Carta Magna, la Constitution adoptée en 1978 par toutes les composantes de la jeune démocratie espagnole. À ce jour, seule une loi punissant sévèrement les violences conjugales a pu être adoptée – à l’unanimité, il est vrai -, le 7 octobre. Est-ce à dire que l’État est enfin résolu à lutter contre le machisme – ce véritable sport national – et ses sous-produits ? Les organisations féministes aimeraient le croire. Elles ont, en tout cas, été soulagées par le départ d’Aznar. En mai 2003, en plein meeting public, l’ancien Premier ministre ne s’était-il pas vanté de « les avoir bien accrochées », proposant même à son auditoire de monter à la tribune pour « vérifier ses mensurations » ?
Pour le reste, c’est la guerre de tranchées. Les socialistes jurent que ces propositions ne visent qu’à rendre l’Espagne plus « tolérante », plus « respectueuse des choix de chacun », et à harmoniser ses lois sociales avec celles du reste de l’Europe. Tel n’est pas l’avis de Mgr Garcia Burrillo, l’évêque d’çvila. Pour lui, ces projets de loi illustrent « l’agressivité du gouvernement à l’égard de la façon de penser d’une grande partie du peuple espagnol ». Dès le mois de juin, lors d’une audience accordée à Zapatero, le pape avait d’ailleurs fait savoir qu’il n’appréciait guère les changements en cours. Réplique immédiate de Miguel Angel Moratinos, le ministre espagnol des Affaires étrangères : « Le Vatican doit comprendre qu’il y a un nouveau gouvernement, et que ce gouvernement adopte des positions respectueuses, bien sûr, à l’égard de l’Église catholique, mais aussi très fermes sur une série de questions qui préoccupent la majorité des citoyens. Car ceux-ci attendent des changements. »
En réalité, ce que les catholiques les plus conservateurs redoutent par- dessus tout, c’est leur inéluctable perte d’influence sur une société en pleine modernisation. Le phénomène ne date d’ailleurs pas d’hier, mais le gouvernement Aznar était parvenu à en masquer, au moins en partie, l’ampleur en faisant la part belle à la hiérarchie ecclésiastique. Désormais, il n’est même pas exclu que le concordat conclu en 1979 entre les autorités espagnoles et le Saint-Siège puisse, à terme, être remis en question. Ce texte, qui avait remplacé celui adopté en 1953, à l’époque franquiste, accorde à l’Église catholique de nombreux avantages (financements d’État, exonérations fiscales, etc.) de plus en plus souvent perçus comme des privilèges exorbitants.
Après avoir laissé entendre que les catholiques pourraient être amenés à manifester dans la rue pour la défense des valeurs morales de l’Espagne, Mgr Antonio-María Rouco Varela, le cardinal-archevêque de Madrid, a finalement adopté un ton plus conciliant. Lors de l’assemblée plénière de la Conférence épiscopale, le 22 novembre 2004, il a indiqué que l’« Église est disposée au dialogue, dans le cadre d’une société démocratique ». Une manière, sans doute, d’éviter l’affrontement avec le nouveau gouvernement, mais aussi de ne pas creuser un peu plus le fossé entre la hiérarchie et les dizaines de prêtres qui, bravant l’épiscopat, ont déjà pris position en faveur du mariage homosexuel et de la réforme du divorce. Le Parti populaire, en revanche, ne se prive pas de souffler sur les braises. Le 23 novembre, Angel Acebes, l’ancien ministre de l’Intérieur, a par exemple accusé Zapatero d’« offenser quotidiennement » les catholiques et de traiter l’Église en « ennemie ».
Sur les autres grandes questions du moment, les critiques du PP ne sont pas moins virulentes. Il dénonce notamment l’« antiaméricanisme primaire » du président du gouvernement (Premier ministre) socialiste, qui l’aurait conduit à rompre l’alignement systématique de la diplomatie espagnole sur celle de George W. Bush. Quant à l’éventuel élargissement des pouvoirs accordés aux communautés autonomes, le PP y voit la preuve que « les socialistes gouvernent sans programme » et qu’ils sont soumis au « chantage permanent » de leurs alliés. En particulier de la gauche républicaine catalane, l’ERC, dont les voix leur sont indispensables au Parlement. Acebes annonce donc l’imminence d’une « crise institutionnelle » grave et la dilution de la nation espagnole dans un conglomérat de nationalités.
Par chance pour Zapatero, le dossier est tellement délicat et le chantier si vaste que la droite elle-même à tendance à se diviser entre partisans d’Aznar, défenseurs irréductibles de l’unité nationale, et ceux de Rajoy, plus ouverts à la discussion. À la faveur de la réélection de Bush et de l’entretien privé que celui-ci lui a accordé le 9 novembre, à la Maison Blanche, l’ancien Premier ministre a d’ailleurs opéré un retour en force sur le devant de la scène politique. De plus en plus, il apparaît comme le vrai chef de l’opposition. Le 29 novembre, devant la commission d’enquête parlementaire sur les attentats du 11 mars, Aznar n’a pas modifié d’un iota son interprétation des faits : il continue de croire à la participation de l’ETA à l’organisation du massacre. À l’en croire, les électeurs n’auraient fait, en quelque sorte, que s’aligner sur la volonté des terroristes. De là à affirmer que le gouvernement socialiste est illégitime, il n’y a qu’un pas… que le vaincu s’est bien gardé de franchir.
Sur le plan économique, aussi, Zapatero a jeté les bases d’un modèle de croissance qui, sur de nombreux points, est à l’opposé de celui d’Aznar. L’accent est désormais mis sur l’augmentation des dépenses sociales, les investissements dans la recherche et l’amélioration de la productivité. Il est vrai que celle-ci reste (par heure travaillée) inférieure de seize points à la moyenne européenne…
Si, au cours des quatre dernières années, l’Espagne a enregistré un déficit budgétaire zéro, une croissance de près de 4 % par an et une baisse régulière du chômage, chacun sait que c’est grâce, en grande partie, à une forte consommation intérieure, à l’afflux d’investissements étrangers dans le bâtiment et à la précarité de l’emploi – dans la construction, l’agriculture et le tourisme, notamment, ces fleurons de la nouvelle économie aznarienne où l’on ne s’embarrasse guère de la protection sociale des salariés… Revers de la médaille, les spécialistes voyaient se profiler à l’horizon un risque d’éclatement de la bulle spéculative immobilière, un dangereux surendettement des ménages, de graves fissures dans la cohésion sociale et une aggravation du retard en matière de technologies de pointe. Des menaces à prendre d’autant plus au sérieux que le pays sera bientôt privé des importantes subventions européennes qui ont soutenu sa croissance et son effort d’équipement depuis 1986, date de son entrée effective dans l’Union.
Après l’expérience Felipe González (1982-1996), c’est donc à nouveau à un gouvernement socialiste qu’échoit aujourd’hui la tâche de débarrasser le pays des derniers vestiges du franquisme. Car tel est bien l’enjeu du combat que se livrent la nouvelle Espagne de Zapatero et celle qu’avait rêvé d’édifier le Parti populaire.
La première se veut « plurielle », « sociale » et résolument européenne. Elle accepte de réviser la Constitution, sans craindre de réduire considérablement les prérogatives de l’État espagnol, et pense que le moment est venu de remettre en question l’ingérence séculaire de l’Église dans la vie publique. Celle d’Aznar, en revanche, se voulait unie, forte et très libérale. Résolument atlantiste, aussi, et disposée à reconduire indéfiniment les liens sacrés du concordat.
Pour qu’émerge cette nouvelle Espagne, il faudra que l’équipe de Zapatero ne confonde pas vitesse et précipitation, qu’elle résiste aux querelles institutionnelles en cours et que la majorité parlementaire sur laquelle elle s’appuie survive aux cyclones politiques qui s’annoncent.

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