La menace Zarqaoui

Multiplication des opérations de guérilla, boycottage des élections du 30 janvier par le principal parti sunnite… Et si la consultation était finalement reportée ?

Publié le 9 janvier 2005 Lecture : 5 minutes.

« Nous sommes disposés à étudier un éventuel report des élections du 30 janvier, à condition que les sunnites s’engagent à y participer. » Même si, quelques heures plus tard, elle a été atténuée par un porte-parole du département d’État, qui a réitéré la volonté américaine de mener le processus à son terme, cette déclaration faite au Caire, le 3 janvier, est importante en raison de l’identité de son auteur : ministre irakien de la Défense, Hazem Chaalane appartient en effet à la garde rapprochée d’Iyad Allaoui, le chef du gouvernement. Or celui-ci était jusqu’à présent partisan du respect, coûte que coûte, du calendrier arrêté avec la coalition.
Ce spectaculaire revirement est-il dû à l’annonce, le 27 décembre, de la décision de la principale formation sunnite, le Parti islamique irakien, de se retirer de la course en raison de l’insécurité qui persiste dans six des dix-huit provinces que compte le pays ? Il est vrai que le scrutin perdrait toute crédibilité dans l’hypothèse où les sunnites le boycotteraient, s’excluant du même coup de l’instance chargée d’élaborer la future Constitution irakienne. Pourtant, la réponse est sans doute ailleurs. Elle peut être résumée par un nom : Abou Moussab al-Zarqaoui.
Nommé par Oussama Ben Laden, le 27 décembre, « émir d’al-Qaïda dans le pays des Rafidains » (Mésopotamie), ce Jordanien de 38 ans incarne aujourd’hui la résistance irakienne dans son ensemble, de Nadjaf à Mossoul. Soupçonné d’être le coordonnateur des groupes insurgés, il semble avoir gagné une première bataille dans la guerre qu’il mène contre les forces d’occupation et leurs collaborateurs irakiens. La poursuite de la violence et l’ampleur des pertes (plus de 1 300 soldats américains tués au 31 décembre 2004) traduisent indiscutablement l’échec de la stratégie antiguérilla mise en oeuvre par le Pentagone. Quant à Allaoui, prisonnier d’une attitude volontariste qui confine à l’autisme, il se trouve dans une impasse politique. De manière très symptomatique, au moment même où Chaalane faisait sa déclaration cairote, le siège du Parti de l’entente nationale (PEN), sa formation (et celle du Premier ministre), était la cible d’une attaque à la voiture piégée… Sans doute faut-il y voir la réponse des radicaux à la concession politique faite par le gouvernement à la communauté sunnite. Allaoui, qui figure naturellement en tête de la liste des personnalités irakiennes qu’al-Qaïda s’efforce d’éliminer, l’a d’ailleurs échappé belle dans cette affaire. Lors de l’explosion, il était censé tenir une conférence de presse au siège de son parti avec les candidats du PEN aux élections. Il ne s’en est tiré sans dommage que grâce à un heureux concours de circonstances : une audience qui se prolonge de manière imprévue…
À quelques jours du scrutin, Zarqaoui et la résistance sont omniprésents sur le terrain, alors que les candidats se terrent dans la « zone verte », cette enclave ultrasécurisée, à l’ouest de Bagdad, se trouvent le siège du gouvernement, les ambassades américaine et britannique, ainsi que le QG de la coalition. Le chaos imposé actuellement à l’Irak est manifestement la mise en oeuvre de la stratégie exposée tour à tour par Ben Laden et Aymen al-Zawahiri, son lieutenant égyptien : empêcher par tous les moyens la tenue d’élections sous occupation américaine. Tous ceux qui, candidats ou organisateurs, acceptent de participer au scrutin sont décrétés apostats. En langage salafiste, cela signifie que faire couler leur sang est parfaitement licite…
Les membres de la Garde nationale, ce substitut de feu l’armée irakienne naguère dissoute par Paul Bremer, l’ancien proconsul américain, sont évidemment en première ligne : plus d’une centaine de morts dans leurs rangs depuis le début de l’année. Mais les policiers, les cadres et les membres de l’administration (régionale ou locale) ne sont pas épargnés. Le 4 janvier, Ali Radi al-Haidari, le gouverneur de Bagdad, est ainsi tombé dans une embuscade, dans un quartier résidentiel de la capitale. Quelques heures plus tard, Zarqaoui, en guise de revendication, a diffusé des images de l’assassinat sur un site Internet. Parfois, la guérilla n’a même pas besoin d’éliminer physiquement les « collabos », comme elle les nomme, pour parvenir à ses fins. La menace suffit à les convaincre de démissionner, voire de changer de camp.
Autre aspect de la stratégie d’al-Qaïda : le sabotage des installations pétrolières. Selon Thamer Ghodbane, le ministre irakien du Pétrole, la multiplication des attentats contre les raffineries et les oléoducs qui les alimentent à partir des gisements de Kirkouk, au Nord, et de Bassora, au Sud, provoque un manque à gagner annuel de l’ordre de 8 milliards de dollars – ce qui, bien sûr, alourdit considérablement la facture de la future reconstruction.
Comment Zarqaoui, qui ne connaît pas très bien l’Irak, où, avant l’invasion américaine, en mars 2003, il n’avait séjourné que quelques mois, réussit-il à coordonner l’action de milliers de combattants (deux cent mille, selon un général irakien, dix fois moins selon les services de renseignements de l’armée américaine), sur un théâtre d’opérations immense (plusieurs dizaines de milliers de kilomètres carrés), face à une armée de cent soixante-dix mille hommes disposant du nec plus ultra de la technologie ?
En fait, l’insaisissable Jordanien est aujourd’hui comme Ben Laden : un prête-nom, un simple label à l’abri duquel opèrent une multitude de groupuscules se réclamant du mouvement salafiste. Répondant à une question de la chaîne Al-Jazira, le journaliste français Georges Malbrunot, ex-otage de l’Armée islamique, résume les objectifs de ses ravisseurs : « La libération de l’Irak n’est pas leur seule motivation. Leur agenda est d’installer un Califat de l’Atlantique au golfe Persique. »
À l’époque de Saddam Hussein, al-Qaïda n’était présente en Irak que dans le seul Kurdistan, par le biais du groupe Ansar es-Sunna, créé par Raed Kherissat, alias Abderrahmane Chami, un vieil ami de Zarqaoui abattu par l’armée américaine en mars 2003. Rien ne prouve cependant que la mouvance salafiste, au sens large, n’y était pas implantée. En tout cas, la plupart des groupuscules qui multiplient aujourd’hui les actions d’une violence inouïe contre les forces d’occupation et le gouvernement Allaoui s’en réclament, qu’il s’agisse de Djeich Mohamed, d’Ansar al-Islam ou de la Brigade Khaled Ibn al-Walid. Selon le général irakien cité plus haut, les « étrangers » qui mènent le djihad en Irak ne représentent guère plus de 1 % de la force de frappe de la guérilla – soit environ deux mille hommes.
Ils n’en sont pas moins efficaces. Après l’attentat suicide du 22 décembre contre le camp des marines à Mossoul (22 morts, dont 18 américains), les enquêteurs de l’armée américaine ont établi l’identité du kamikaze qui a réussi à se glisser jusqu’au réfectoire du cantonnement. Il s’agissait d’un Saoudien, vétéran de le guerre d’Afghanistan contre les Soviétiques, qui avait été recruté par Ansar es-Sunna. Le groupe ne semble d’ailleurs pas limiter son champ d’action à l’Irak. Dans un communiqué publié le 3 décembre sur un site islamiste pour revendiquer l’attaque contre le siège du parti d’Allaoui, il menace de porter la guerre contre l’Amérique outre-Atlantique. La prose utilisée emprunte beaucoup au style de Zarqaoui. Rien d’étonnant : il existe entre le Jordanien et les Kurdes salafistes bien plus que des affinités idéologiques.

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