La carpe et le lapin

Publié le 9 janvier 2005 Lecture : 4 minutes.

La lecture de cet entretien avec Alassane Ouattara et celle des deux dernières interventions publiques de Laurent Gbagbo ses vux du 31 décembre 2004 et son interview, quelques jours plus tard, à Fraternité Matin illustrent à quel point ces deux personnalités clés de la crise ivoirienne sont faites pour ne pas s’entendre. L’un et l’autre anciens alliés s’avancent masqués et ne révèlent que la partie émergée de leur agenda tout en se rejoignant dans une commune détestation de leur adversaire.
Si Ouattara juge Gbagbo « illégitime » et trop petit politicien pour prétendre diriger un État, ce dernier voue l’ancien Premier ministre aux gémonies des fauteurs de troubles :
« Toutes les crises que nous avons connues depuis la mort d’Houphouët viennent de l’ambition d’un individu Je pense que sa candidature va empirer la situation et créer des troubles encore plus grands. »
Les deux hommes, on l’a dit, sont aux antipodes l’un de l’autre. Alassane Ouattara lit The Economist, le Da Vinci Code et se détend en regardant Colombo résoudre des énigmes policières ; Laurent Gbagbo aime le jazz, les westerns roboratifs et réjouit ses intimes par ses talents d’imitateur. Il y a du Michel Camdessus chez l’un et de l’Edgar Faure chez l’autre.
Le premier se veut grand technocrate au-dessus de la mêlée, homme de dîners en ville entre Mougins, dans le sud de la France, et l’avenue Victor-Hugo à Paris, lisse, prudent,
responsable et raisonnable au point d’esquiver avec grâce les questions qui fâchent ses relations avec Chirac, la responsabilité du Burkina dans la crise, l’éventualité d’une
candidature de Charles Konan Banny, le gouverneur de la Banque centrale des État de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO).
Le second joue la carte populiste du nationalisme, du défi envers l’ancien colonisateur, de la colère des jeunes urbains qui n’ont connu du miracle ivoirien que sa déliquescence
et de la France que les refus de visas, quitte à avaliser les ratonnades anti-Dioulas des SA d’Abidjan.
L’eau et le feu donc, la carpe et le lapin. S’affronteront-ils au fond des urnes, en octobre prochain ? Gbagbo et Ouattara savent très bien qu’aucun des deux ne peut l’emporter seul : il leur faut l’appui ou l’arbitrage d’un troisième homme, Henri
Konan Bédié, le muet du sérail. Dans ce maquis de liens inextricables et d’alliances incestueuses entre trois partis représentant trois blocs régionaux et contrôlant chacun environ un tiers de l’électorat qu’est la politique ivoirienne, tous les accouplements
ont été essayés et aucun n’a accouché d’une solution viable, fût-ce au forceps. Aussi ne peut-on qu’être sceptique devant le dernier avatar en date, un rapprochement entre le
Rassemblement des républicains (RDR, de Ouattara) et le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI, de Bédié) qui n’a pour l’instant qu’un seul programme connu, le « Tout sauf Gbagbo ».
C’est sans doute la partie la moins convaincante de l’entretien que nous a accordé Alassane Ouattara, d’autant que cette alliance presque contre nature a pour cheville
ouvrière l’abrogation d’une disposition constitutionnelle, le fameux article 35, lequel, rappelle avec jubilation Laurent Gbagbo, « a été rédigé par M. Bédié et ses services en
1994 ». Avant d’ajouter : « Moi, j’ai voté contre. » Tout en s’employant avec constance à miner de l’intérieur le PDCI, voire à le casser à l’aide d’un cheval de Troie de plus en plus identifiable, Gbagbo se sert donc de l’article 35 excluant Ouattara de l’élection présidentielle comme d’une arme à double tranchant.
On sait qu’il est absolument déterminé à empêcher son ennemi intime de se présenter devant les électeurs, mais il est officiellement neutre et, en parfait démocrate, il souhaite laisser au peuple le soin de trancher. Qui oserait le lui reprocher, d’autant qu’il a, dit-il, « fait sa part » en demandant au gouvernement et au Parlement d’abroger cet article ?
Reste « la troisième et dernière étape, la seule voie compatible avec la Constitution : le référendum ». Il va de soi, précise-t-il, que « si le peuple valide la modification,
je m’alignerai ». Il va de soi surtout qu’à ses yeux un référendum ne pourra que se solder par une confirmation en l’état de l’article 35.
Sur un homme Alassane Ouattara qui exige, lui, que l’article 35 soit sinon abrogé par ordonnance présidentielle, à tout le moins suspendu en attendant l’élection présidentielle, se referme le piège gaullien de la consultation populaire. « Sans référendum, la modification adoptée par l’Assemblée nationale ne sera pas promulguée », affirme Gbagbo, adepte d’un verdict populaire que son adversaire semble, qu’il le veuille ou non, redouter.
Tentée par une lente strangulation financière du régime en place à Abidjan, mais désireuse aussi de ne pas compromettre son ticket de sortie de la crise ivoirienne en mettant à l’index les interlocuteurs avec qui négocier d’où le retard pris dans l’établissement de la black list onusienne des personnalités à sanctionner , la France a de nouveau adopté une stratégie illisible.
Le cercle vertueux de ceux qui, à Paris, croient à la tenue de l’élection présidentielle d’octobre est de plus en plus restreint. Et l’on a déjà repris langue avec un président qui n’hésite pas à résumer sa tactique par cette phrase toute simple: « Quand vous jouez bien, vous gagnez de toute façon, même si l’arbitre est contre vous. »
Seul rayon de soleil dans l’eau glauque de la lagune, la médiation Mbeki est toujours aussi favorablement accueillie par les protagonistes. Ouattara juge le président sud-africain « tout à fait objectif et neutre », et Gbagbo pense qu’il est « un bon médiateur ». Il faudra pourtant bien que le successeur de Mandela se résolve à mécontenter quelqu’un

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