Fathi al-Jahmi, dissident au long cours

Dans un pays où les voix discordantes sont vite réduites au silence, cet ingénieur multiplie depuis des années les critiques contre le régime. Mais à quel prix…

Publié le 9 janvier 2005 Lecture : 4 minutes.

Rares sont les individus qui osent braver l’inamovible colonel qui dirige la Libye, mais Fathi al-Jahmi est de ceux-là. Interviewé sur une chaîne satellitaire arabe peu après sa sortie de prison en mars 2004, cet ingénieur débonnaire au crâne dégarni, critique de longue date du gouvernement, n’a pas mâché ses mots en qualifiant le colonel Mouammar Kadhafi de criminel de guerre et de terroriste. Il a de nouveau été arrêté le lendemain : on n’en a plus entendu parler depuis.
La Libye a beau être revenue sur la scène diplomatique internationale – une poignée de dirigeants européens ont visité cet « État voyou » l’an passé, et les États-Unis y ont programmé la réouverture prochaine d’une ambassade -, elle n’en demeure pas moins soumise à une étroite surveillance et l’on n’y tolère aucun écart.
On perçoit néanmoins des signes timides de changement, des indices qui laissent à penser que d’autres voix pourraient bientôt venir se joindre à celle de Jahmi. Pour le moment, toutefois, l’appareil sécuritaire hautement sophistiqué – qui a réduit au silence les opposants politiques et maintenu Kadhafi au pouvoir – continue de traquer et, au besoin, de punir les indociles. Il en est ainsi depuis l’interminable série d’exécutions et de disparitions qui a eu lieu au cours des dernières décennies et qui a fini de convaincre la grande majorité de filer doux.
C’est ce qu’a fait Jahmi, mais pour un temps seulement. Cet ingénieur de formation intègre une grande entreprise de travaux publics pendant les premières années du règne Kadhafi avant de devenir fonctionnaire. Il démissionne en 1973 pour créer sa propre affaire, nationalisée quelques années plus tard. Il commence ensuite à ruer dans les brancards, écrivant des lettres au président Ronald Reagan et critiquant ouvertement le gouvernement.
En octobre 2002, Fathi al-Jahmi prend publiquement la parole au cours d’une séance du Congrès populaire, dans un quartier de Tripoli. Ce genre de réunions est censé jeter les fondements de ce que le chef de l’État appelle la démocratie directe, le moyen par lequel le peuple libyen peut faire valoir ses droits. Mais un ensemble de lois, de décrets et d’organisations destiné à « protéger la Révolution » empêche l’expression de toute forme sérieuse d’opposition.
Jahmi demande des élections libres, une presse libre et l’abandon du Livre vert – l’équivalent pour Kadhafi du Petit Livre rouge de Mao -, un obscur traité qui explique comment la Libye doit être dirigée. Arrêté pour diffamation envers le président et incitation au trouble à l’ordre public, il sera condamné à sept ans de prison.
Son cas n’est pas isolé. À l’étranger, des organisations de défense des droits de l’homme et des associations de dissidents libyens affirment que des dizaines de réfractaires au régime dépérissent derrière les barreaux, dont plus de 80 professeurs d’université qui avaient osé réclamer la démocratie et l’État de droit. Certains d’entre eux seraient à l’article de la mort. Le pouvoir affirme que Jahmi a violé la loi. Mais, selon les défenseurs des droits de l’homme, les lois sont rédigées de manière suffisamment ambiguë pour piéger tous ceux que le gouvernement veut faire taire.
Néanmoins, cet état de fait commence à être contesté. Depuis que la Libye a rouvert ses portes à l’Occident, les nouvelles opportunités économiques offrent à la population une relative indépendance, et ces relations toutes fraîches avec les Occidentaux encouragent certains à s’exprimer plus librement. Les critiques du régime sont évidemment encouragés par le renforcement des liens diplomatiques et les récents investissements étrangers qui obligent le pouvoir à répondre aux accusations d’atteintes aux droits de l’homme.
Une campagne en faveur de la libération de Jahmi a retenu l’attention de Joseph Biden, le sénateur démocrate de la Commission américaine des affaires étrangères. Lors de son séjour à Tripoli en mars 2004, Biden est intervenu auprès de Kadhafi, et Jahmi a été libéré moins de deux semaines plus tard.
Le dissident est alors devenu une célébrité. Les journalistes du monde entier n’ont pas tardé à le contacter, impatients d’entendre enfin une voix porteuse d’un discours différent. Il a accordé des interviews à Al-Hurra, la chaîne satellitaire arabe financée par l’Amérique, et à Al-Arabiya, la télévision par satellite basée à Dubaï. C’est sur cette dernière que Jahmi a fait ses plus fracassantes déclarations à l’encontre du colonel. Son intervention a eu un impact considérable, car la chaîne est diffusée dans l’ensemble du monde arabe.
Le soir même, un groupe de manifestants a marché sur la maison de Jahmi, menaçant de le tuer. Certains Libyens pensent que l’opération a été organisée par les services de sécurité ou par les comités chargés de protéger la Révolution. Ces comités, dont le pouvoir a décliné au cours des dernières années, procédaient à l’exécution sommaire d’opposants. Jahmi a été légèrement blessé lors de la confrontation, avant l’arrivée des agents de sécurité qui l’ont mis à l’abri, ainsi que son épouse et l’un de ses fils. Ces derniers ont été relâchés respectivement en septembre et en novembre, mais nul ne sait ce qu’il est advenu de Jahmi aujourd’hui. Son domicile, au sud de Tripoli, est gardé par deux policiers, l’un dans une voiture et l’autre devant la porte d’entrée. Son frère, Mohamed al-Jahmi, contacté au Massachusetts par téléphone, a expliqué que la maison avait été mise sous scellés.
L’un des fils de Kadhafi, Seif el-Islam – qui intervient dans de nombreuses affaires en relation avec l’Occident -, a affirmé qu’il avait été placé sous protection rapprochée après avoir « insulté le chef de l’État ». Mais il a fait ensuite savoir par son porte-parole que l’opposant avait violé la loi en « conspirant, révélant des informations, et en passant des accords avec des éléments étrangers ». Une organisation des droits de l’homme devrait prochainement être autorisée à lui rendre visite, a-t-il précisé.

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