Paysage avant la campagne

Pourquoi Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal font-ils la course en tête ? Le retrait de Jospin change-t-il la donne ? Le Pen peut-il rééditer sa performance de 2002 ? Réponses du politologue Jean-Luc Parodi.

Publié le 8 octobre 2006 Lecture : 13 minutes.

Quels sont les atouts et handicaps respectifs de Nicolas Sarkozy et de Ségolène Royal ? Le retrait de Lionel Jospin va-t-il aider ou compromettre la désignation de Ségolène Royal par les dirigeants et les 80 000 nouveaux militants du Parti socialiste (PS) ? Dans cette dispersion des candidatures et cette brutalité des affrontements personnels, une nouvelle surprise Le Pen est-elle possible ?
Nous avons demandé un bilan d’étape à Jean-Luc Parodi, directeur de recherches au Centre d’études de la vie politique française (Cevipof) et l’un des spécialistes les plus consultés et écoutés de science politique et d’auscultation de l’opinion. Pionnier des sondages, encore pratiquement inexistants dans les années 1950, il a efficacement contribué à leur développement en devenant conseiller de l’Ifop et en imposant le baromètre de popularité de l’institut comme un test inégalable des chances des grands dirigeants d’accéder au pouvoir suprême. Il en commente aujourd’hui encore les évolutions dans Le Journal du dimanche. C’est d’ailleurs dans son éditorial du JDD paru le matin du premier tour de l’élection présidentielle de 2002 qu’il a annoncé à mots à peine couverts l’éviction de Lionel Jospin par Jean-Marie Le Pen. Il a été le seul politologue à le prévoir, et à prendre le risque de l’écrire. À ce mot de politologue, il préfère celui de politiste, qui lui paraît mieux correspondre à la nécessité pour le chercheur de conjuguer les sciences politiques avec l’Histoire, la sociologie, voire l’anthropologie. Cette recherche est devenue d’autant plus complexe, explique-t-il, « que l’atomisation partisane multiplie le nombre d’acteurs au premier tour et complique le jeu du second quand certains d’entre eux n’entrent pas dans la logique des alliances ». Les apports de l’anthropologie ne doivent pas non plus être négligés à une époque où la théâtralisation croissante de la politique par les médias accentue et ne cesse d’accélérer la personnalisation du pouvoir – on le constate de jour en jour dans ce qui n’est pourtant que l’avant-campagne présidentielle. Analyses et pronostics.

Jeune Afrique : Jacques Chirac déplore « un débat prématuré ». La valse des candidats « donne le tournis » à Marie-George Buffet [secrétaire nationale du PCF]. Comment réagit l’opinion ? Se passionne-t-elle pour cette Star Ac’ présidentielle, ou risque-t-elle l’écurement ?
Jean-Luc Parodi : L’événement auquel nous assistons fera date parce que cette présidentielle sera une élection de renouvellement des générations. Dans notre société fragile qui a imposé l’alternance depuis 1981 et où personne n’a la solution des problèmes économiques et sociaux, les gens se disent : essayons au moins des têtes nouvelles et des gouvernements nouveaux.
Daniel Cohn-Bendit a-t-il raison d’expliquer le succès de Ségolène Royal par « un profond besoin de transformation de la fonction présidentielle » ?
Les Français adorent l’élection présidentielle. Certains ont même répondu à nos enquêtes qualitatives : « On a fait la révolution pour ça. » Ils ont le sentiment qu’ils peuvent choisir le patron et qu’ils peuvent aussi le renvoyer. Le patron, c’est celui qui va être chargé des affaires de l’État, pour le meilleur et pour le pire. Quand on n’en est pas content, on le chasse. Giscard n’a pas été reconduit en 1981, et Mitterrand a perdu les législatives de 1986 et 1993 ; s’il s’était agi d’une présidentielle, le résultat aurait été le même. Mais on voyait toujours revenir les vieux dinosaures. La grande habileté de Nicolas Sarkozy est de jouer à la fois l’héritage et la rupture.
Une rupture, dit-il, « sans oublier le présent, ni renier le passé ».
C’est tout à fait cela [rire]. Il peut ainsi apparaître comme un homme nouveau et sa relative jeunesse l’aide à convaincre lorsqu’il promet des actions et des équipes différentes.
Vous avez été l’un des premiers à croire aux chances de Ségolène Royal. Comment ont-elles évolué depuis ?
Oh, très bien ! Elle a été d’abord servie par les erreurs de ses concurrents, qui ont très mal réagi à ses premières déclarations en demandant par exemple : « Qui va garder les enfants ? », ou avec l’astuce de Fabius : « Je préfère dire voici mon programme plutôt que mon programme est Voici. » On prétend que son aventure a commencé avec des sondages. Non, elle a commencé avec la surprise des sondeurs de voir apparaître dans leurs enquêtes une Ségolène qui aussitôt fait la course en tête. Les personnes interrogées nous répondent : « Les autres, on les a déjà vus, on sait ce qu’ils sont capables de faire. » C’est vrai que tous les candidats proposent le changement. Mais lorsqu’il s’agit de Fabius, qui fut Premier ministre il y a vingt-deux ans, on ne peut y croire. Ségolène, elle, permet de nouveau d’espérer. Elle apparaît infiniment plus neuve, et le fait qu’elle soit une femme renforce ce sentiment dans l’opinion.
Le reproche d’absence de programme peut-elle l’affaiblir ?
C’est la première des absurdités lancées contre elle. Qui peut dire quel est, à l’heure actuelle, le programme de Fabius ou de Strauss-Kahn ? Ils ont tous, en fait, le même programme, celui du PS, et ne se distinguent que dans la manière de l’interpréter. Ségolène a été beaucoup plus explicite sur ses intentions puisque, depuis six mois, tout le débat politique se fait sur ses déclarations. Quant à son manque d’expérience et de dimension, cela fait sourire : elle a occupé plusieurs fonctions ministérielles et elle est présidente de région.
L’engouement populaire manifesté par les sondages se retrouvera-t-il automatiquement chez les 80 000 nouveaux militants du PS ?
Bien sûr. On le constate dans toutes nos études sur les sentiments des sympathisants socialistes, et si les sympathisants ne sont pas les militants, on a vu lors du référendum européen que leur comportement en était proche à 2 % à 4 % près. Certes, Fabius dépassera les 3 % qu’on lui attribue. Mais une fois que la décantation des candidatures sera faite, Ségolène sera non seulement largement en tête, mais l’emportera peut-être même dès le premier tour. À mon avis, les jeux sont faits.
On dit souvent qu’elle incarne la rupture, comme Sarkozy. Quelle différence voyez-vous entre les deux ruptures ?
Ségolène Royal n’a même pas besoin de parler de rupture. Si elle est investie – et elle le sera -, elle deviendra la candidate de l’alternance. Pour cette seule raison, elle sera perçue comme différente. On a reproché à Lionel Jospin de ne pas faire l’inventaire de son propre gouvernement. La candidature de Ségolène Royal signifie en soi un inventaire implicite de l’action de tous les socialistes au pouvoir, accompagné de prises de distance auxquelles les gens sont sensibles.
Et François Hollande dans tout cela ? Sa situation est tout de même assez inouïe, comme si Hillary Clinton s’était présentée contre Bill.
La situation est sans précédent. Mais on ne voit pas pourquoi François Hollande devrait résilier ses fonctions. Ce qui n’est pas très clair, c’est ce qu’elles deviendront si Ségolène est élue président de la République. On peut imaginer un autre schéma, dont on ne parle pas du tout, mais qui serait assez drôle : Sarkozy est élu, mais de peu, par 51 % contre 49 % à Ségolène. Aux législatives suivantes, le Front national (FN) maintient ses candidats au second tour partout où il le peut. Cela nuit à la droite, et la gauche redevient de très peu majoritaire à l’Assemblée. On entrerait dans une cohabitation d’un type nouveau. Si on suppose que Sarkozy s’estime tenu de nommer Premier ministre le leader de la nouvelle majorité, le chef de gouvernement serait François Hollande. Et du coup, il serait assez cocasse que la défaite de Ségolène s’accompagne de la victoire de François. C’est apparemment absurde, mais pas impossible.
Comment vont évoluer les chances de Sarkozy ?
Contrairement à ce que beaucoup de gens pensent, il fait la course en tête depuis quatre ans. Les électeurs de droite l’ont choisi comme leader. Il bénéficie d’une cote exceptionnelle. Il a ses fans : un peu plus de 20 % des Français ont « une excellente opinion » de lui, ce qui lui donne un avantage inégalable pour une compétition à l’intérieur de la droite. À ce compte, Ségolène Royal arrive loin derrière, à 15 %-16 %. Tous les autres sont à moins de 10 %. Sarkozy recueille certes de très mauvaises opinions, mais cela ne le gêne pas pour la qualification. De plus, on ne l’a pas assez souligné, s’emparer du parti du président contre le président est un fait sans précédent sous la Ve République. Il a mis en place une procédure d’investiture que Jacques Chirac et Michèle Alliot-Marie sont les seuls à contester au motif qu’elle confond soutien et désignation. Il sera donc désigné par un vote des militants et deviendra le candidat légitime de la droite.
Ses adversaires semblent s’être mis d’accord sur une accusation appelée à devenir un thème de campagne : il est « dangereux ». Et Jospin ajoute : dans ses idées comme dans sa personne.
On l’avait dit de Chirac et aussi de Mitterrand avant qu’ils ne soient présidents. Chaque grand dirigeant, avant d’arriver à la fonction suprême, porte les traces de certaines de ses actions, de ses affinités, de ses petitesses. Une fois qu’il est installé à l’Élysée, la fonction change l’homme.
A-t-il raison de miser sur une nouvelle politique de l’immigration, après avoir joué avec succès l’insécurité ?
Il va être obligé de faire le grand écart entre deux personnages : celui qui sera peut-être amené à faire raccompagner des enfants aux frontières, en rupture avec une certaine image de la France ; et celui qui devra garder l’appui d’un Jean-Louis Borloo sur une image de ministre social retrouvée. Ce sera le problème de sa campagne. Il va lui falloir gérer ces contradictions de politique intérieure et trouver aussi la bonne attitude envers les États-Unis.
On lui lance déjà l’anathème : « Sarko l’Américain ».
La polémique pourrait avoir des conséquences plus importantes qu’habituellement dans les campagnes présidentielles, où les questions de politique étrangère interviennent peu. Parce que le problème est celui de la paix ou de la guerre. Chirac a évité que la France entre en guerre aux côtés des États-Unis contre Saddam Hussein. Si un certain nombre de Français se mettent dans la tête qu’avec Sarkozy il y aurait eu des forces françaises en Irak, ce ne sera pas bon pour lui. Il devra là aussi faire preuve d’habileté pour fixer exactement le point d’équilibre entre l’héritage de Chirac et sa volonté de différence.
De Nicolas Sarkozy et de Ségolène Royal, lequel trouve-t-il le plus de soutiens chez les sympathisants de l’autre ?
C’est un autre signe de la grande fluidité de la société française d’aujourd’hui. Quand on examine les résultats de nos enquêtes sur le second tour, par exemple, ils sont extrêmement différents selon le candidat qui incarne la gauche ou la droite. Sarkozy et Ségolène sont à 50/50 avec de minivariations. Mais Sarkozy écrase tous les autres candidats de gauche qu’on lui oppose, et Ségolène écrase Villepin. D’habitude, on trouvait dans la comparaison gauche-droite une différence de 2, 3, voire 5 points. Elle atteint cette fois 10 points. C’est la preuve de l’importance accordée à la personne des candidats, à un tel degré sans exemple depuis le début de la Ve République. Et cela explique, au moins pour le moment, qu’on trouve des « ségolènistes » à droite et des « sarkozystes » à gauche.
Que pensez-vous de la tentative de come-back avortée de Jospin ?
Dans la stratégie qu’on lui prêtait et qu’il n’a pas réussi à mener à bien, il est parti avec l’idée que, peu à peu, tous les candidats, sauf Fabius, se retireraient devant son retour. Il aurait bien fini par rassembler, puisque ses rivaux lui auraient laissé la place. On nous expliquait aussi qu’il souhaitait obtenir le même engagement des autres candidats de gauche pour éviter la dispersion fatale de 2002. Comment un homme politique habile, de formation trotskiste, connaissant bien les rapports de force en uvre, a-t-il pu imaginer que les choses se passeraient ainsi ? Si on refaisait l’histoire, s’il avait démarré un an plus tôt, avant l’explosion de Ségolène, sa tentative aurait peut-être été jouable. Elle était sans espoir depuis que Ségolène a lâché le peloton. Je n’ai jamais cru qu’il irait jusqu’au bout.
Il a justifié sa tentative par le fait que l’élection de 2002 a été « escamotée ».
S’il s’est expliqué sur son départ, il n’a toujours pas vraiment répondu à la question qui lui a aussi été posée : « Pourquoi reviens-tu ? » Son retrait de la vie politique avait fait l’objet de deux modes d’interprétation : défavorable et favorable. L’explication favorable revenait à dire : « Voilà enfin un homme politique français qui se comporte comme les grands acteurs de la vie démocratique européenne. Chef de la majorité, il est désavoué par les électeurs, il se retire. » Dès lors, on ne comprenait plus qu’il veuille revenir. Il affirme avoir la capacité d’exercer la présidence, mais les autres candidats n’en sont pas dépourvus. On ne voit pas ce qu’il apporte de plus. Tous les arguments qu’il avait préparés sont tombés à plat. Il avait dit, par exemple, qu’aucun candidat ne se dégagerait du lot. Or voilà qu’une candidate prend 30 points d’avance sur le deuxième dans la course.
Son retrait va-t-il plutôt aider ou plutôt gêner Ségolène Royal, à qui il est hostile ?
Son abandon dégage la route de Ségolène. Ses anciens soutiens risquent de s’égailler un peu dans la nature. Il n’est pas sûr qu’à l’arrivée elle n’en profite pas au moins autant que ses derniers concurrents.
N’est-il pas paradoxal que, à droite comme à gauche, les candidats les mieux placés aient tous soutenu le « oui » au référendum européen, alors qu’un des principaux partisans de la victoire du « non », Laurent Fabius, est en chute libre ?
On touche là au terrible contresens que les leaders du « non » ont fait sur leur victoire en se cachant à eux-mêmes qu’elle était due à une addition d’oppositions discordantes tellement nombreuses qu’aucun d’entre eux ne pourrait la capitaliser. Fabius traîne en outre des ressentiments qui font de lui l’homme le plus impopulaire de toute la classe politique avec Alain Juppé, après Jean-Marie Le Pen bien sûr.
François Bayrou [président de l’UDF, centre] a-t-il raison de dénoncer la manipulation des électeurs par la « surexposition » de Sarkozy et de Ségolène dans les sondages ?
C’est une absurdité. Englué dans la bipolarisation, François Bayrou a peut-être raison de faire feu de tout bois et d’utiliser cet argument si cela peut lui être utile. Quant à savoir si l’argument lui-même est justifié, la réponse est non. Les sondages mesurent l’opinion de personnes réelles qui ont un nom, une profession, une situation dans la vie. Leurs résultats ne sont pas inventés par les instituts. Même si la presse, avec ses mises en scène, leur donne un inévitable effet multiplicateur. Face à cette situation, le discours de Bayrou passe mal, et une partie des électeurs UDF risque d’aller chez Ségolène.
Peut-il surgir un troisième homme ?
Non, car le surgissement a eu lieu. C’est Ségolène. On a déjà avec elle la nouveauté et la surprise. Je ne crois pas qu’il puisse s’en manifester d’autres. Une fois qu’elle aura été désignée et légitimée par le vote des militants, tout le monde au PS se rangera derrière elle. Les fédérations se précipiteront pour la rejoindre. Quant aux dirigeants, on en voit chaque jour se rallier. Elle occupera donc tout l’espace du changement à gauche. Même remarque pour Sarkozy, à droite. C’est un des paradoxes de la situation actuelle : les bons résultats de l’économie, la baisse du chômage, la pluie de mesures électorales quelque peu démagogiques, tous les bénéfices des bons jugements sur l’action gouvernementale sont en faveur de Sarkozy, sans qu’en profite Villepin.
Êtes-vous de ceux qui envisagent, ou n’écartent pas, la possibilité d’une candidature Chirac ?
Bien sûr que non ! Les gens n’en veulent plus, surtout s’il est l’adversaire de Sarkozy. Je viens d’achever une étude sur les relations des Français et de Chirac depuis que celui-ci fait de la politique. Le seul mérite qu’ils retiendront, mais très fortement, de ses deux mandats est d’avoir refusé la guerre en Irak. Les gens interrogés dans nos enquêtes lui sont spontanément reconnaissants d’en avoir préservé la France. Pour le reste, c’est Sarkozy aujourd’hui qui les fait rêver. Par deux fois, l’Ifop a demandé aux personnes interrogées qui elles souhaitaient voir désigné comme candidat de la droite, sans proposer de noms. Le président de la République en place aurait dû faire au moins un petit score. Le résultat est édifiant : 1 % en décembre de l’année dernière, 3 % depuis.
Parmi tous les politistes, vous avez été le seul en 2002 à prévoir un second tour Chirac-Le Pen – Bernadette Chirac aussi, paraît-il -, mais vous, vous l’avez écrit le matin même du scrutin. Peut-on imaginer un remake en 2007 ?
Non, je ne crois pas à cette possibilité. Bien sûr, ni Ségolène Royal ni Nicolas Sarkozy n’atteindront les résultats un peu fous, jusqu’à 30 %, qu’on leur accorde au premier tour. Outre qu’il n’est pas sûr que tous les petits candidats de 2002 retrouvent en 2007 les 500 signatures nécessaires (il y a même un doute pour Le Pen), l’avance de Sarkozy à droite et de Ségolène à gauche (plus le souvenir de 2002) rendront l’hypothèse d’un 21 avril bis toujours théoriquement possible, mais politiquement très improbable.

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