Ressusciter Bandoung…

Publié le 8 mai 2005 Lecture : 6 minutes.

Cinquante ans après l’historique conférence de Bandoung, nous nous retrouvons parlant à nouveau de fonder les relations entre les « Grands » et les autres sur des bases de plus grande égalité, de justice et de respect mutuel.
Ainsi, depuis quelques semaines s’impose à la lecture et à l’attention générale le « rapport Blair » sur l’avenir de l’Afrique.

Le Premier ministre britannique a en effet pris l’heureuse initiative de réunir un groupe de travail de haut niveau pour réfléchir encore une fois sur les défis de notre monde face aux exigences de développement en Afrique. Sous son impulsion, une nouvelle Commission vient de publier un document de plus 400 pages qui s’intitule : « Dans l’intérêt de tous ». Disons tout de suite qu’il est de grande qualité, bien argumenté, avec des statistiques convaincantes. Il passe en revue et en profondeur les domaines de la gouvernance, des infrastructures, des relations financières, de l’éducation, de la santé. Il préconise des mutations parfaitement justifiées. Il propose à compter de 2010 une rallonge de 25 milliards de dollars par an au montant actuel de l’aide internationale à l’Afrique et, sous réserve d’un état des lieux, une seconde phase de 25 milliards de dollars dès 2015. À condition que la bonne gouvernance continue de progresser et que les donateurs améliorent la qualité de leur aide. « Cela veut dire : plus de subventions, des aides plus prévisibles et non liées, et des procédures moins lourdes », affirme le rapport.
Résumons : il s’agit de donner plus d’argent, et le développement par la coopération réussira, pourvu que la gouvernance africaine s’améliore.
Cela n’est pas une caricature.
Au Nord comme au Sud, et spécialement en Afrique, ce schéma est devenu la norme.
Malgré la valeur technique de ce rapport et l’engagement moral de ses auteurs comme de son inspirateur, je crains que l’on ne fasse encore une fois fausse route.
Soyons attentifs : l’ouvrage récemment publié, L’Afrique au secours de l’Occident, d’Anne-Cécile Robert, avec une préface très lucide de Boris Diop, permet de se poser des questions pertinentes sur les notions de développement et de coopération. En vérité, tant que la coopération se réduira à un exercice de bienfaisance en direction des pauvres, elle perdra son vrai sens aussi bien dans les pays riches que dans ceux qualifiés de « sous-développés ».
Certes il faut de l’argent, beaucoup d’argent, au service du développement partout dans le monde, mais il faut peut-être davantage un esprit de développement humain sans frontières.
Lorsque l’on interroge la qualité de vie dans de nombreux pays d’Europe, lorsque l’on scrute les statistiques qui nous alignent les taux de suicide, la progression des centres de soins psychiatriques, le délitement presque programmé de la famille, on est fondé à se demander ce que signifie le développement et à rappeler l’avertissement de Joseph Ki-Zerbo (À quand l’Afrique ?) : « Réduire l’être humain aux dimensions arithmétiques de l’indication de croissance, du taux d’intérêt ou du coût de la Bourse est presque criminel »… C’est donc notre monde qui est mal développé, notre monde qui, du Nord au Sud, se trouve frappé de tragédies mortelles. C’est de ce monde malade qu’il faut s’occuper globalement, hardiment et humblement.
Reconnaissant peut-être cette réalité, le gouvernement français s’est enrichi depuis quelque temps d’un nouveau ministère, le ministère du Développement durable. À la vérité, on n’en connaît pas très bien le contenu véritable, car c’est celui dont on entend le moins parler. Il devrait et pourrait constituer le point d’appui de la recherche d’un type de développement et d’un essai de coopération profondément repensée et réorientée.
Ainsi on constatera que dans certaines sociétés d’Afrique, malgré l’absence d’hôpitaux, on dénombre quelques centenaires, on soigne et on réussit à guérir des maladies graves ou rares et l’on compte très peu de suicides. La coopération n’aura de sens que lorsqu’elle sera entraide pour grandir ensemble, chacun selon sa taille, sa culture, sa personnalité (Arabe, Chinois, Bantou ou Saxon).
Ministre du Plan du Bénin en mission à Pékin, j’ai pu constater que les Chinois dans leur structure administrative centrale associent ministère du Commerce et Agence de l’aide extérieure. Je trouve cela tout à fait honnête.
Chacun sait que les fonds de publicité permettent dans toute entreprise de rendre la marchandise attrayante et désirable.
Dès l’instant où l’on reconnaît que les ressources de la coopération permettent d’élargir l’espace d’influence, le marché des entreprises ou l’aire de solidarité humaine réciproquement bénéfique, cette coopération devient facteur d’enrichissement de celui qui apporte pour « bénéficier » et de celui qui reçoit pour « grandir » et se créer une présence économique et culturelle dans le monde.
Lorsque deux peuples, le japonais et le chinois par exemple, ont connu des épreuves d’histoire et parfois des humiliations que l’un ou l’autre ne peut oublier, une dette de réparation ou de justice devient légitime. Donnez à cela le nom que vous voudrez, même celui de coopération, il signifie nécessité de rétablir un regard de respect entre deux sociétés qui ont en plus besoin d’échanger pour vivre ou survivre.
Le « rapport Blair » soumis à notre réflexion et à nos propositions doit nous inciter à aller au fond des choses et à aboutir à un constat de vérités plus complètes.
Et donc j’attends, nous attendons un autre rapport non point pour meubler nos bibliothèques, mais pour nous contraindre à l’action de salut public.
– Un rapport honnête et courageux qui posera franchement le problème de l’enrichissement et de l’humanisation du monde ;
– qui mettra à plat ce que nous nous devons mutuellement depuis deux siècles si l’on se réfère à un horizon historique facile à gérer ;
– qui établira les déficits de toutes nos sociétés, les richesses qu’elles ambitionnent de conquérir sur tous les plans : technologique, économique, financier, culturel… humain ;
– qui mettra en exergue l’apport de chacun dans l’oeuvre commune de faire progresser et d’humaniser le monde ;
– un rapport dont l’un des objectifs sera de briser les prétentions de « mission civilisatrice » et les systèmes d’humiliation à peine voilée de peuples déjà démunis ;
– un rapport qui donne espoir aux plus éprouvés en leur montrant que le Japon, la Chine, la Corée, la Malaisie, le Brésil sortent d’un passé qui doit faire école, que le mimétisme qui paraît l’unique choix des Africains est suicidaire et que le tropisme du milliard n’est que piège et leurre.
Guidés aussi par l’esprit de Bandoung dont il faut enfin apprendre à tenir compte, les accords de coopération s’inspirant d’une telle vision se présenteraient selon le schéma que voici :
– rappeler les liens ou les épreuves du passé ;
– reconnaître les déficits ou les besoins de chacun ;
– affirmer la volonté de contribuer à réduire ces déficits ou à satisfaire ces besoins selon des compensations clairement définies ;
– articuler l’objet de l’accord dans un sens mutuellement bénéfique ;
– prévoir une évaluation pour dégager les progrès enregistrés de part et d’autre ou les raisons des échecs constatés.
Ce schéma n’est ni théorique ni utopique. Ma conviction est que la coopération pour le développement, qu’elle soit bilatérale ou multilatérale, et surtout si elle s’adresse à l’Afrique, n’a de chance d’aboutir que si elle s’élève au courage de la reconversion mentale et si en Afrique même elle se fonde sur une révolution de développement par le travail, la science et la solidarité sociale.
Une telle coopération attirera plus de 25 milliards de dollars par an et, surtout, elle réussira à changer positivement nos sociétés en Afrique, en Europe et ailleurs.
À quand donc ce rapport de vérité et d’engagement ?
Quel chef d’État ou de gouvernement, quelle université, quelle institution nationale ou internationale, quelle organisation non gouvernementale, quelle Église… pour lancer cette initiative majeure ?
Voilà les vraies questions que suggère aux yeux de beaucoup le « rapport Blair ».
C’est déjà une chance et peut-être même un succès.

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*Ancien secrétaire général adjoint des Nations unies, professeur de sciences politiques.

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