Regard sur les problèmes arabes

Publié le 8 mai 2005 Lecture : 6 minutes.

Quoi que fasse l’Amérique, ce sera toujours perçu dans les pays arabes comme coup tordu au bénéfice d’Israël. Parle-t-elle d’un État palestinien à côté de l’État juif ? On pense tout de suite qu’elle approuve, en secret, le projet Sharon d’un État palestinien fragmenté, sans véritable souveraineté, à la merci du bon vouloir de Tel-Aviv.
Qu’elle s’apprête à envahir l’Irak en usant d’arguments mensongers concernant les armes de destruction massive ou les hypothétiques accointances entre Saddam Hussein et Oussama Ben Laden ; ou qu’elle affirme vouloir mettre fin à un régime despotique et instaurer une démocratie qui sera un modèle pour toute la région, l’Amérique ne sera jamais crue.
L’opinion arabe restera toujours convaincue que le président George W. Bush n’a qu’un seul et unique souci : débarrasser Israël d’un adversaire coriace, dont les armes peuvent faire mal. L’idée d’un Grand Moyen-Orient n’est pas plus innocente à ses yeux : elle ne vise, c’est pour elle une évidence, qu’à noyer le conflit arabo-israélien dans une mare aux canards. La raison de cette suspicion constante est bien simple : l’alignement systématique de Washington sur les positions israéliennes, dans tous les cas de figure.
Il est vrai qu’il y a bien longtemps qu’un homme politique américain – John Connaly, l’ancien gouverneur démocrate du Texas – a imprudemment déclaré, au début d’une campagne électorale vite écourtée, que les intérêts de l’Amérique ne coïncidaient pas toujours avec ceux d’Israël. Il n’avait pas tort : la politique menée par Washington au Proche-Orient a toujours nui aux véritables intérêts de l’Amérique. Il n’existe pas un seul pays arabe qui ne souhaite entretenir des relations confiantes avec les États-Unis, mais rares sont ceux qui, tant bien que mal, parviennent, malgré l’hostilité de leur opinion, à un modus vivendi avec eux.
Avant la création d’Israël, l’Amérique était pour les peuples arabes un recours. C’était la belle époque, lorsque le président Woodrow Wilson défendait le droit des peuples colonisés à s’émanciper. Après 1948, les choses ont commencé à changer ; depuis 1967, elles se sont franchement gâtées.
Des politologues américains se demandent parfois, quand ils ont le temps d’y réfléchir, ce qui pousse les Arabes à haïr l’Amérique. Outre qu’il ne s’agit nullement de « haine », mais de colère, ils devraient comprendre que, même « arriérées », les masses arabes sont guidées par des tropismes. Quant à leurs gouvernements, ils croient encore que ce que l’État hébreu semblait souhaiter dans les premières décennies de son existence reste valable aujourd’hui.
Mais Israël n’a plus beaucoup de souci à se faire pour la pérennité de son État. Il peut désormais revendiquer haut et clair une assise démographique et territoriale plus conforme à ses ambitions, sa part des richesses régionales, eau et pétrole d’abord, et un rôle de « procurateur » au Proche-Orient, au nom de la communauté occidentale. Son levier pour réaliser cette triple ambition, c’est l’Amérique.
C’est cette logomachie qui fait rêver les likoudniks et qu’assument, bon gré mal gré, les fondamentalistes de Washington. Elle explique que l’offre maintes fois réitérée par des sommets arabes d’une paix définitive, conformément au droit international, se trouve constamment refusée, repoussée avec mépris. Ce que veulent les dirigeants israéliens, c’est une reconnaissance arabe sans condition, l’établissement de relations en tout genre sans autre contrepartie que la « paix israélienne » accordée aux régimes en place et l’arrêt de tout soutien à la résistance palestinienne.
Parce qu’elle leur semble « instrumentalisée » par les Israéliens, la diplomatie américaine se trouve aujourd’hui en butte à un doute de principe de la part des gouvernements de la région. Et fait l’objet d’attaques virulentes dans beaucoup de journaux nationalistes ou islamistes.
Comment convaincre Washington que le droit international est la meilleure garantie de sécurité pour Israël ? Comment, plutôt, convaincre le Likoud – ainsi que ses associés et affidés – que les Arabes sont franchement désireux d’enterrer la hache de guerre et de tourner une page malheureuse de leur histoire ? Comment faire comprendre aux Américains et aux Européens que c’est là une « opportunité », un concours de circonstances exceptionnelles qui, peut-être, ne se représentera pas de sitôt, si Israël persiste dans son orgueil irresponsable ?
Aucune réponse à ces questions n’est susceptible d’ouvrir une voie nouvelle devant les Arabes. Il me semble que les hommes politiques arabes devront changer de ton, modifier la présentation de leurs propositions et se comporter comme des citoyens du monde, consacrant le plus clair de leur temps et de leurs efforts au redressement de leurs sociétés et à la défense des principes et des valeurs qui fondent aujourd’hui ce que Léopold Sédar Senghor appelait la « civilisation de l’universel ».
Qu’ils changent de ton signifie d’abord qu’ils cessent de quémander une paix dont ils n’ont que faire – tant qu’Israël y restera fermé – et qui, dans les circonstances actuelles, ne peut qu’aggraver leur dépendance. Israël traverse, depuis que Sharon lui montre le chemin de la puissance, une crise de vanité qui n’est pas sans rappeler la période où les Arabes, infatués de leur antique gloire, croyaient pouvoir défier les résolutions de l’ONU.
Il leur faut laisser le temps faire son oeuvre, afin que la société israélienne prenne conscience de ses limites. Cette évolution possible pourrait amener au pouvoir des hommes plus sages, plus réalistes – et l’État hébreu n’en manque pas.
Il faut aussi que les Arabes modifient la présentation de leurs propositions de paix, en faisant savoir qu’ils sont prêts à tout effacer et à tout recommencer de zéro. Rien n’est donc décidé, tout reste à négocier, le jour où un gouvernement israélien voudra revenir à une meilleure conception de ses intérêts. Mais rien ne les empêche de multiplier les contacts avec la diaspora, en Amérique et en Europe. Travailler les arrières de tout gouvernement israélien est la seule stratégie payante à moyen terme. Ils devront également user de leur influence pour apaiser, partout en Europe, le prurit des banlieues. Ils devront surtout se forger une nouvelle philosophie de leur rapport à l’Occident : des relations sereines, sans faiblesse ni complexe, mais avec une totale ouverture – dans les esprits et dans les sociétés. Pour cela, il faut qu’ils repensent toute la problématique de la modernité, que beaucoup croient importable, comme le prêt-à-porter.
Qu’ils comprennent bien que leur civilisation – considérée comme obsolète par nombre de leurs intellectuels – était éclose d’un certain nombre de principes, malheureusement vite oubliés, qui ont fait la force du « miracle arabe » au Moyen Âge : la relativité des comportements sociaux par rapport aux paramètres de temps et d’espace, aux intérêts – toujours changeants – de la société et à la prééminence absolue de la raison, pour tout ce qui concerne les affaires de ce monde. C’est sur ce socle que s’est édifiée la cité islamique.
Le sommet de Tunis, continué par celui d’Alger, a constitué un virage dans l’action commune des Arabes en ce qu’il a reconnu la nécessité d’un aggiornamento pour nos sociétés. La base de ce changement fondamental devra être cette triple référence à la raison, au bien des hommes et à l’inexorable mouvement de l’Histoire.
Si la communauté arabe reprend quelque assurance, de par cette métamorphose qu’elle semble décidée à réaliser, elle pourra sortir de son isolement international et contribuer à enrayer les maux dont souffre le quart de l’humanité – et d’abord ces peuples qui lui sont tout proches, comme le Soudan, la Somalie, l’Éthiopie et toute cette ceinture africaine du monde arabe. Ce devoir d’assistance aux plus démunis, les Arabes l’ont considéré longtemps comme incombant aux seuls grands États. Mais les valeurs de leur civilisation leur font obligation d’en assumer leur part. C’est ainsi qu’ils retrouveront dans le monde une considération qui leur fait cruellement défaut.

* Ancien ministre tunisien et ancien secrétaire général de la Ligue arabe.

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