Pourquoi Hannibal TV ne décolle pas

Quatre mois après son lancement, la première chaîne privée du pays peine à se faire une place dans le paysage audiovisuel national.

Publié le 8 mai 2005 Lecture : 6 minutes.

Dimanche 13 février dernier, vers 17 heures locales (16 heures GMT), la première chaîne de télévision privée tunisienne inaugure sa diffusion via les satellites Nilesat et Arabsat, qui couvrent le Moyen-Orient et le Maghreb. Hannibal TV vient concurrencer deux chaînes publiques : Tunis 7, créée en 1960, diffusant sur les réseaux hertzien et satellitaire, et Canal 21, lancée en 1994 sur le seul réseau hertzien. Sans parler des dizaines d’autres chaînes arabes, qui sont aussi, indirectement, ses concurrentes.
L’événement, qui marque la fin du monopole exercé depuis quarante ans par l’Établissement de la radio et télévision tunisienne (ERTT), ne passe pas inaperçu. Il ne provoque pas non plus le retentissement espéré chez les téléspectateurs, et encore moins chez les annonceurs. Résultat : quatre mois après son lancement, la chaîne peine à s’imposer dans le paysage audiovisuel tunisien. « Par manque d’imagination et de créativité », disent ses adversaires. « Ce n’est pas en critiquant Hannibal TV et en la privant de spots publicitaires que l’on va aider à l’élargissement du champ médiatique national », répond son promoteur, Larbi Nasra, Franco-Tunisien de 56 ans. Qui ajoute : « Ne comparez pas notre chaîne à Tunis 7, qui a quarante ans d’existence et dispose d’un budget faramineux constitué de subventions étatiques et de recettes publicitaires. Hannibal TV ne reçoit aucune subvention, et ses recettes publicitaires sont égales à zéro. »
Homme d’affaires spécialisé dans le négoce international, Nasra a dirigé une imprimerie et édité une revue touristique, avant de fonder, au Caire, en 1996, Audio Visuel International Production (Avip), et de mettre en route un projet de chaîne satellitaire, Nasr TV. N’ayant pu réaliser son rêve au pays du Nil il y a pourtant mis beaucoup d’argent et de temps -, c’est tout naturellement qu’il s’est rabattu sur son pays d’origine.
Le gouvernement tunisien, qui avait annoncé, en novembre 2003, sa volonté d’ouvrir le secteur de l’audiovisuel au privé, était à la recherche de promoteurs assez sérieux pour se lancer dans cette aventure. Nasra a posé sa candidature. Son dossier, qui présentait des garanties financières, a été retenu. Des investisseurs célèbres étaient pourtant sur les rangs, comme Tarak Ben Ammar, qui ambitionne de créer une chaîne généraliste, TT1, en partenariat avec la chaîne privée française TF1, et Tarak Dhiab, ancienne gloire du football local, qui veut lancer une chaîne de sport.
Aussitôt le protocole relatif à la création de la chaîne signé, le 12 février 2004, avec le ministère des Technologies de la communication et du Transport et la direction générale de l’Information, Nasra a acheté un terrain de 6 500 m2 à La Soukra, banlieue nord de la capitale, sur lequel il a construit des locaux d’une superficie totale 3 500 m2, dont 1 400 m2 pour les studios. Il a acheté aussi des équipements à la pointe de la technologie numérique. Parallèlement, il a procédé à un vaste casting pour recruter des animateurs et des animatrices. Il a aussi engagé des professionnels chevronnés : journalistes, comédiens, actrices, réalisateurs, techniciens, dont plusieurs transfuges de l’ERTT.
Le promoteur, qui a inauguré la diffusion expérimentale de sa chaîne en septembre 2004, croyait pouvoir la lancer officiellement le 7 novembre de la même année, à l’occasion du 17e anniversaire de l’accession au pouvoir du président Zine el-Abidine Ben Ali : une manière de remercier celui qui, plus que tout autre, a cru en lui et lui a fait confiance. Mais c’était sans compter avec les lourdeurs administratives, qui l’ont contraint à retarder l’heureux événement de trois mois.
L’investissement global de Hannibal TV s’élève à 20 millions de dinars tunisiens (1 dinar = 0,60 euro). Nasra et ses enfants – qui détiennent la totalité du capital – en ont apporté 10 millions. Ils ont contracté aussi un prêt bancaire de 3,7 millions. Le reste de la somme devrait donc provenir des recettes publicitaires.
Selon une enquête de Sigma Conseil, cabinet d’études spécialisé dans l’audiovisuel, 63 % des Tunisiens – dont près de 80 % disposent de récepteurs numériques – préfèrent la télévision aux autres supports médiatiques. Aussi la télévision – autant dire Tunis 7 et Canal 21, qui en avaient jusqu’à récemment le monopole – accapare-t-elle entre 25 % et 30 % du marché de la publicité dans le pays, dont le chiffre d’affaires annuel est estimé à 80 millions de dinars. Hannibal TV pourrait, à terme, conquérir entre 15 % et 20 % de ce même marché (soit de 10 à 12,5 millions de dinars).
Se fondant sur ces prévisions optimistes, le promoteur a tablé sur 15 millions de dinars de recettes publicitaires dès la première année et sur 30 millions au bout de trois ans. Il était d’autant plus confiant que, selon une étude du même cabinet, 82 % des téléspectateurs ont affirmé, début janvier, qu’ils regarderaient la nouvelle chaîne.
Or, trois mois après son lancement, force est de constater que les annonceurs ne se pressent pas au portillon de Hannibal TV. Au départ, Nasra a aligné ses tarifs sur ceux de Tunis 7. L’absence d’annonceurs l’a obligé à les baisser de moitié, puis des trois quarts. Sans résultat. Les sponsors aussi se sont fait désirer. Cette réticence s’explique par les pesanteurs inhérentes au secteur, mais aussi par la défiance qu’inspire le propriétaire de la chaîne. « Il aura du mal à relever le défi, surtout que le cahier des charges exige que la moitié des programmes soient produits localement », chuchotent les professionnels du secteur, qui attendent « l’intrus » au tournant.
Dans une enquête diffusée sur le site Internet de Sigma Conseil (www. esigmaconseil.com), Hassen Zargouni, patron de ce cabinet, écrit notamment : « Hannibal n’a pas su accaparer l’auditoire tunisien comme les sondages de prélancement l’ont montré. Malgré une forte attente du public pour une nouvelle chaîne indépendante avec la promesse d’un nouveau ton, d’une nouvelle approche, d’un positionnement clair et bien ciblé par rapport à la chaîne publique Tunis 7, Hannibal TV est restée en deçà des attentes du large public en réalisant des audiences oscillant entre 2 % et 9 %, portées par une ou deux émissions phares : l’une dédiée au sport (au style polémique) et l’autre au talk show (polémique aussi !). »
Que doit donc faire le promoteur de Hannibal TV pour espérer redresser la barre ? Réponse de l’expert : « L’avenir de cette chaîne, qui dépend essentiellement des recettes publicitaires, est tributaire d’une refonte de la grille avec une orientation clairement plus tunisienne. » Autant dire repartir de zéro.
Début avril, Nasra a annoncé à la presse la fermeture de sa chaîne… si rien n’est fait pour l’aider à décoller. Son manque de réussite, il l’a mis sur le compte des obstacles de toutes sortes dressés sur son chemin. Il a cité, à titre d’exemple, la Fédération tunisienne de football (FTF), qui a interdit aux reporters de sa chaîne de circuler dans les vestiaires des stades, et l’ERTT, qui n’a pas autorisé ses propres techniciens à encadrer les jeunes recrues de Hannibal TV.
Nasra met aussi en doute la justesse des taux d’audience que les cabinets spécialisés locaux attribuent à sa chaîne. Il a d’ailleurs porté plainte contre l’un d’eux, Médiascan. « Ce sont des charlatans », s’exclame-t-il. Et d’ajouter : « J’ai demandé une contre-enquête à l’institut français Médiamétrie. L’étude démarrera vers la mi-mai. » Elle lui coûtera 70 000 euros.
Le patron de Hannibal TV commence à faire face à des difficultés financières. Les équipements lui ont coûté 14 millions de dinars. Il doit également s’acquitter des salaires mensuels de quelque 200 employés, dont le montant s’élève à 150 000 dinars. Auxquels s’ajoutent les 220 000 dinars de frais généraux mensuels, 1,1 million de dinars de dépenses annuelles de télédiffusion (location des satellites), 2 millions de dinars de redevance annuelle à l’État.
Le 27 avril, un conseil ministériel a réuni, au palais de Carthage, autour du chef de l’État, les principaux opérateurs de l’audiovisuel. Des idées ont été avancées pour aider Hannibal TV à éviter le purgatoire, à commencer par la diffusion de ses programmes sur le réseau hertzien, avec l’aide de l’Office national de télécommunication (ONT). « Ce ne sera pas avant octobre prochain », annonce Nasra. Qui voudrait aussi que Hannibal TV touche une part de la redevance télé payée mensuellement par les Tunisiens avec leur facture d’électricité et de gaz. Mais il ne faut pas rêver…

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