Le français « new-look »

Contrairement à bien des idées reçues, les ambitions du prochain Sommet de Ouagadougou seront principalement politiques et économiques.

Publié le 7 novembre 2004 Lecture : 10 minutes.

On dit qu’il est des mots qui soulèvent des montagnes. D’autres pèsent au contraire de tout leur poids sur le message qu’ils sont censés communiquer. Comme ce terme de « francophonie », l’un des plus dissuasifs de la langue française. Seriné à l’approche du Xe Sommet des chefs d’État et de gouvernement qui doit se tenir les 26 et 27 novembre dans la capitale du Burkina Faso, il évoque tout à la fois – bien à tort ! – la bureaucratie, les manuels de grammaire poussiéreux et la paperasse, étalant invariablement son ennui au fronton des institutions qu’on baptise de son nom. Ni les grands principes, ni les idées généreuses, ni le dynamisme dont font souvent preuve les hommes qui se sont mis au service de l’aventure francophone n’y peuvent grand-chose : il sera toujours aussi difficile de traiter de la Francophonie sans que ceux à qui l’on s’adresse tournent d’emblée la page ! Et, comme si cela ne suffisait pas, l’emblème du français dans le monde exhibe encore les stigmates de ce XIXe siècle colonial dans lequel Onésime Reclus, qui inventa l’expression, voulait faire de son idiome national une arme de conquête pour asservir l’Afrique.
Sa portée universelle, notre langue l’a tirée, après la Seconde Guerre mondiale, de l’apport des « hommes de légende » (l’expression est de Jacques Chirac) qui sont venus, parfois de très loin, infléchir son histoire. En Tunisie, au Niger, au Sénégal, au Cambodge, ceux qui, après avoir rencontré la France, avaient combattu pour l’indépendance de leur pays, se sont employés, en effet, à militer en faveur du français tout en le faisant descendre, avec une ardeur égale, du socle impérial où il était installé.
Il est significatif que le premier avatar de la Francophonie moderne, cette « communauté organique des nations qui emploient le français comme langue nationale, langue officielle ou langue de culture, sorte de Commonwealth à la française », ait été conçu en 1955 dans un échange entre Léopold Sédar Senghor et Habib Bourguiba, alors même que ce dernier avait été placé en résidence surveillée en France du fait de ses activités patriotiques… C’est grâce à ces pionniers, à tous ceux qui les ont accompagnés et qui leur ont succédé, d’Hamani Diori et Norodom Sihanouk à Boutros Boutros Ghali et Abdou Diouf, que le français ne vaut plus seulement, aujourd’hui, comme une langue au service de la France, mais comme le véhicule de valeurs humanistes diffusées aux quatre coins de la planète.
La démocratie, les droits de l’homme, la diversité des cultures et des civilisations, le plurilinguisme (autre vocable repoussoir…), la liberté de création et d’innovation, le soutien à l’État de droit, le règlement des conflits, une croissance respectueuse de l’environnement, la coopération multilatérale, la lutte contre la pauvreté et les grandes endémies ont ainsi constitué au fil des sommets internationaux, des conférences, des plans d’action et autres déclarations intergouvernementales, autant de sujets qui enrichissent dorénavant la notion initiale de « Francophonie » en la débarrassant des connotations de son héritage historique. Autant de campagnes, aussi, qu’il importe de mener dans un monde global trop souvent livré, en anglais, à la loi de la marchandise et à l’Organisation mondiale du commerce, toutes « exceptions culturelles » confondues.
La défense du français ne se fait donc plus seulement le dictionnaire à la main. Elle ne se limite plus, loin s’en faut, à la seule promotion d’une pratique linguistique. Au-delà de la syntaxe et du vocabulaire que 900 000 professeurs de français ont pour mission d’enseigner de par le monde, c’est bien d’une posture intellectuelle et morale, d’une identité culturelle, d’une doctrine économique et politique qu’il est désormais question. Par conséquent, la bonne – ou la moins bonne – santé de la francophonie ne saurait plus seulement être diagnostiquée en fonction du nombre des locuteurs du français. C’est son rayonnement, certes plus difficile à quantifier, qui donne la vraie mesure de sa vitalité dans les différents lieux de notre modernité. Langue de travail d’une Europe encore en train de se faire, le français aspire à devenir le pilier du développement durable dans un espace solidaire de partenariat avec les pays du Sud. Vecteur de connaissances partagées et d’actions communes, la Francophonie représente un enjeu majeur disposant de moyens importants, qu’on s’attend d’ailleurs à voir augmenter en proportion de ses objectifs, constamment redéfinis dans le sens de leur élargissement par la communauté des pays francophones.
À la tête du dispositif politique et diplomatique, l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF), dont le petit immeuble est ancré à deux pas de l’Assemblée nationale française et dont Abdou Diouf, qui fut pendant vingt ans le président de la République du Sénégal, occupe, depuis octobre 2002, le poste de secrétaire général. Là, les dizaines de drapeaux des États membres rappellent à ceux qui l’auraient oublié que le français est, avec l’anglais, la seule langue parlée sur les cinq continents.
Un coup d’oeil sur la liste des États et gouvernements membres de l’Organisation apporte aussitôt la confirmation que l’on a davantage affaire à une communauté de projet qu’à un groupe exclusivement dessiné par l’appartenance linguistique de ceux qui le constituent. Comment expliquer, sinon, la présence dans l’OIF d’un certain nombre de pays dans lesquels un voyageur ne parlant pas d’autre langue que le français aurait quelque peine à se faire comprendre ? L’Égypte, la Moldavie, la République dominicaine, le Vietnam et la Pologne, demain l’Arménie, l’Autriche et la Grèce, pour s’en tenir seulement à ceux-là, ont adhéré à la Charte de l’Organisation, bien que le français ne soit pratiqué, chez eux, qu’au sein de milieux restreints. À l’inverse, l’Algérie, encore largement imprégnée de français, où le journal de 20 heures diffusé de Paris conserve les faveurs de très nombreux téléspectateurs, a choisi de se tenir à l’écart de l’OIF pour des raisons clairement politiques et idéologiques.
En aura-t-on fini un jour avec cette image d’une Francophonie refermée sur ses acquis, qui s’épuise à revendiquer l’usage de l’imparfait du subjonctif dans des textes que personne ne lit ? Il s’agit désormais de tout autre chose. Disons-le d’un mot : de développement durable et de diversité culturelle. Telle sera la « grande affaire » de la Francophonie en 2005, avec notamment cette convention internationale à laquelle Abdou Diouf s’est attelé et qui sera signée par l’Unesco dans le cadre d’une coopération exemplaire avec l’OIF, apportant ainsi la preuve que les pays ayant le français en partage conservent leur rôle de guide dans le monde global, dès lors que celui-ci veut s’assembler autour de thèmes humanistes.
Au premier rang de ceux-ci, le fait que « les langues, comme les cultures, sont mortelles » et que leur préservation rejoint celle des peuples qu’elles habitent. Les membres de l’OIF ne poursuivent donc pas cette chimère de la promotion d’une seule langue – le français – qui aurait pour vocation de dominer toutes les autres. Ils ne sont pas en lutte contre l’anglais, mais contre les menaces que le monopole d’un idiome unique ferait peser sur l’humanité tout entière. Bien au contraire : en protégeant toutes les langues dans leur diversité, à commencer par la leur (mais seulement comme première langue étrangère après l’anglais, une position réaliste), les francophones, alliés à toutes les cultures du monde, créent l’espace d’un authentique dialogue qui dépasse, et de loin, ce « fonds de commerce » du français auquel on a parfois voulu les confiner.
Qu’on en juge aussi par la nature des actions effectuées pour le compte du secrétaire général de l’OIF, depuis quelques mois. Ce n’est certes pas entre les pages de vieux grimoires, mais bel et bien sur le terrain, dans les pays en crise et en plein coeur des enjeux qui agitent le monde qu’Abdou Diouf et son équipe ont expédié leurs envoyés spéciaux. Le Guinéen Lansana Kouyaté a installé, en février 2003, ses bureaux à Abidjan ; Antonio Mascarenhas Monteiro, l’ancien président cap-verdien, a été chargé le 24 mars dernier « d’identifier les possibles interventions de la Francophonie » à Haïti ; « la solidarité de la Francophonie avec le peuple rwandais » a été solennellement affirmée à l’occasion de l’anniversaire du génocide, etc. Et Hervé Bourges, qui vient de remettre son rapport de « Grand Témoin francophone » des jeux Olympiques à la demande de Diouf, s’est efforcé d’évaluer les effets de l’usage du français sur les terrains… de sport !
Bref, sommée de « relever le défi que constituent les atteintes aux droits de la personne et aux principes démocratiques dans l’espace francophone », l’OIF est de plus en plus souvent contrainte de multiplier les missions « à risques ». En s’aventurant dans le champ politique et social, elle court en effet le danger de se brûler les ailes et de susciter des polémiques sur la pertinence de ses interventions. Les 22 observateurs de l’OIF chargés de contrôler les 5 000 bureaux de vote ouverts en juin 2003 au Togo pour la réélection sans surprise du président Eyadéma étaient-ils fondés à se prononcer sur la régularité d’un scrutin dont l’organisation avait été contestée par l’Union européenne et les Nations unies ? Quant à l’ancien Premier ministre malgache, chef de la mission de l’OIF au Cameroun en octobre dernier, il lui aurait sans doute fallu disposer de plus de 14 observateurs – et d’un correcteur d’orthographe… – pour « constater le bon déroulement des opérations électorales de la part des – 23 000 !!! – bureaux de vote et des électeurs, qui ont pu assurer leur devoir dans la sérénité et le calme ». De quoi apporter de l’eau au moulin de ceux qui perçoivent les institutions de la Francophonie comme « officielles et étatiques, liées aux régimes et gouvernements en place, quels qu’ils soient ». Le rapport présenté, en octobre 2001, à l’Assemblée nationale française par Yvette Roudy formulait à leur sujet un verdict sans appel, à l’instar de la définition que l’on y devait à la plume de l’écrivain Mongo Beti : « Un écran de fumée derrière lequel on veut justifier des liens étroits avec les dictatures. »
Il est vrai que le seul « pouvoir d’invocation » dont est dotée l’OIF ne lui suffit pas pour mener à la baguette, loin s’en faut, tous les mauvais élèves de la classe francophone, inscrits sans avoir eu à satisfaire à aucune condition préalable concernant les droits de la personne et les principes démocratiques. On se consolera de ces critiques en constatant qu’« à quelque chose malheur est bon » : compte tenu de la constante dilatation de son aire, nul ne saurait affirmer de bonne foi que la Francophonie est en recul. Un recul qui resterait d’ailleurs à prouver même si l’on s’en tenait à la place de la langue française dans le monde, en omettant tout ce qu’elle déclenche, ce qu’elle véhicule, ce qu’elle déploie. Les nombreux communiqués proclamant sa défaite – originaires, le plus souvent, d’outre-Atlantique – ne se fondent généralement que sur des statistiques contradictoires et des bilans contestables, quand il ne s’agit pas d’impressions nées à l’occasion d’un voyage, ou d’une simple escale. Relevons seulement ici, pour apaiser les inquiétudes des pessimistes, l’incontestable vitalité de notre langue commune dans un secteur d’avenir, celui de l’Internet et de ces « inforoutes » que l’Institut des nouvelles technologies de l’information et de la formation (Intif), organe subsidiaire de l’Agence de la Francophonie (AIF), elle-même opérateur principal de l’OIF, est chargé d’élargir pour y faciliter l’accès de la jeunesse, sur les cinq continents. Voilà qui s’inscrit en faux de bien des nostalgies, plus ou moins hypocrites : c’est sur le réseau incarnant les communications de demain que le français marque des points que nul ne lui conteste.
Pour le reste, c’est-à-dire l’essentiel, les chefs d’État et de gouvernement présents à Ouagadougou et leurs représentants auront, bien sûr, fort à faire, si l’on en croit le programme qui leur a été préparé il y a quelques jours, à Paris, par le Conseil permanent de la Francophonie. Dans cette tâche difficile, ils bénéficieront sans doute de l’« effet Diouf », du nom de leur secrétaire général qui n’a cessé d’arpenter la planète, durant ces dernières semaines, pour apaiser les mécontentements menaçant encore l’organisation des prochaines rencontres. Diouf dispose à cet effet, outre d’une réputation d’intégrité et de rigueur, d’un réseau de relations qui lui ouvre un accès direct aux chefs d’État du monde entier ainsi qu’à des acteurs de la vie internationale qui sont, pour beaucoup, ses anciens « compagnons de route ». Héritier des orientations décidées aux sommets de Moncton, de Hanoi et de Beyrouth, Abdou Diouf apporte sa touche personnelle à leur mise en oeuvre. Profondément convaincu du caractère spécifique de l’OIF, il devra naviguer entre la vocation géoculturelle de son organisation et sa dimension politique et économique. Et toute son expérience de diplomate sera mise à contribution pour faire adopter, à Ouagadougou, un « Cadre stratégique décennal » qui permettra de définir les grandes orientations des membres de la Francophonie pour les dix années à venir. Sans sacrifier ce qui constitue, pour ces derniers, la commune raison de travailler ensemble : la volonté de faire du français qu’ils ont en partage le levier d’un monde solidaire.

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