Le Maghreb rachète l’Europe
On était plutôt habitués à l’inverse. À la faveur de la crise au nord de la Méditerranée, de plus en plus d’entreprises tunisiennes et marocaines s’implantent en France, en Belgique, en Espagne… Et ça ne fait que commencer.
« Alors que Total ferme des raffineries en France, je rêverais qu’il soit remplacé par des entreprises maghrébines », expliquait Arnaud Montebourg en décembre 2012, lors d’une conférence à Paris. Le ministre français du Redressement productif peut garder espoir. Plus un trimestre ne se passe sans qu’une entreprise marocaine ou tunisienne n’investisse sur les marchés européens.
Mi-janvier, c’est Jet Alu, coté à Casablanca, qui a annoncé le rachat d’une PME française spécialisée dans les travaux de menuiserie métallique. « Depuis deux ans, son état-major était à la recherche d’une opportunité », explique Hassan Laaziri, directeur général de CDG Capital, un capital-investisseur marocain détenteur de 10 % de Jet Alu. Une acquisition faite à bon prix : 110 000 euros. L’entreprise Leblanc, dont le chiffre d’affaires atteignait 10,7 millions d’euros en 2011, avait été placée en redressement judiciaire.
La tendance n’est certes pas nouvelle : dès 1993, le tunisien Coficab implantait une de ses usines de fabrication de câbles automobiles au Portugal, avant d’en ouvrir une autre en 2005 en Roumanie et de transférer une partie de ses activités de recherche et développement en Allemagne. Mais la crise en Europe et les problèmes de trésorerie d’un nombre croissant d’entreprises du Nord ont clairement stimulé l’intérêt des PME maghrébines.
La nouvelle génération de patrons a complètement intégré la logique de la mondialisation
« Avec la crise, c’est les soldes ! » lance Badreddine Ouali, PDG de Vermeg. Fournisseur de logiciels pour la Banque de France et Société générale, la PME tunisienne s’est offert 24,45 % des actions du belge Business Solutions Builders (BSB) pour 5 millions d’euros. Avec la possibilité d’en prendre le contrôle d’ici à février 2014. Coté sur le marché alternatif de la Bourse de Bruxelles, BSB réalise pourtant un chiffre d’affaires deux fois plus important (35 millions d’euros) que son nouvel acquéreur.
Pour Badreddine Ouali, c’est l’occasion de se rapprocher de ses clients européens tout en intégrant une activité complémentaire : BSB est spécialisé dans les logiciels bancaires commerciaux, quand Vermeg est concentré sur les services informatiques de contrôle et de gestion. « Comme nous ne sommes pas concurrents, c’est un mariage gagnant-gagnant », explique le patron tunisien, persuadé que les rapprochements entre compagnies européennes et maghrébines sont naturels. « Si vous n’êtes qu’au Sud, vous avez des difficultés à comprendre le marché européen, estime-t-il. Quant aux entreprises du Nord, elles ont des problèmes de compétitivité. »
Mohamed Horani : « Aller au nord est devenu une obligation »
Président de la Confédération générale des entreprises du Maroc (CGEM) de 2009 à 2012, Mohamed Horani, 59 ans, est le fondateur de Hightech Payment Systems (HPS), un éditeur de solutions de paiement vendues dans 70 pays. HPS a racheté en 2010 le français ACP-Qualife. Il répond aux questions de Jeune Afrique.
Racheter une entreprise en Europe, c’est aussi la possibilité de passer du statut de sous-traitant au rang de fournisseur direct de grands donneurs d’ordre. « L’acquisition de Solaufil, en 2009, nous a offert la possibilité de détenir une marque, Mecafilter, très connue en France, et de vendre directement nos filtres à air à une dizaine de constructeurs automobiles, ce qui était impossible avec une marque tunisienne, reconnaît Amine Ben Ayed, PDG de Misfat. Aujourd’hui, nous exportons nos produits dans 80 pays. » Devenu financièrement plus solide, Misfat peut désormais accorder davantage de moyens à l’innovation. Un cercle vertueux qui lui a permis de déposer trois nouveaux brevets en 2012.
À armes égales
Très souvent, l’investissement en Europe est aussi motivé par une stratégie défensive. C’est le cas pour les centres d’appels marocains Outsourcia et Intelcia. « Nous avons été confrontés à des clients qui voulaient une offre française. En étant au Maroc, on ne couvrait pas l’intégralité des demandes. Pour se battre à armes égales, le moyen le plus simple était d’acquérir une entreprise, As-Com, qui jouissait d’une bonne notoriété. Offrir un service global nous permet en outre de protéger nos investissements marocains en faisant en sorte que certains contrats ne soient pas captés par d’autres destinations », explique Youssef Chraïbi, fondateur d’Outsourcia, qui envisage désormais une implantation en Espagne.
À 36 ans, ce Marocain assume pleinement ses ambitions européennes. Et porte, avec d’autres comme Amine Ben Ayed et Badreddine Ouali, tous nés après 1960, un véritable changement culturel par rapport à leurs aînés, plus complexés vis-à-vis de leurs homologues européens. Formés aux États-Unis ou en France, ces jeunes patrons ont pleinement intégré la logique de la mondialisation, et leur détermination est indispensable pour surpasser les entraves à la réalisation de ce type de projets.
Algérie : l’aventure européenne des Laboratoires Salem
L’entreprise pharmaceutique algérienne Laboratoires Salem a repris, il y a trois ans, un site français de la multinationale Bristol Myers Squibb. Grâce à son nouveau savoir-faire, le génériqueur y développe de nouveaux produits pour l’Afrique et l’Europe.
Première de ces difficultés, le contrôle des changes exercé par les pays maghrébins (la sortie de devises est limitée 1,4 million d’euros en Tunisie et à 4,4 millions d’euros au Maroc), explique l’avocat Alain Malek, associé chez Norton Rose. Si cet obstacle peut être contourné ou négocié en Tunisie ou au Maroc, il est à de très rares exceptions près insurmontable en Algérie. « Nous avons des devises, mais nous ne pouvons pas les sortir du pays », déplorait Issad Rebrab, patron du groupe agroalimentaire Cevital, en décembre 2012. Autre frein souvent mis en avant par les patrons, les nombreuses tracasseries administratives imposées par l’Union européenne, notamment pour obtenir des titres de séjour pour les expatriés maghrébins. « Lors de la venue du Premier ministre français au Maroc, nous avons soulevé ce problème et il a répondu qu’une procédure simplifiée était à l’étude », indique Youssef Chraïbi.
Casse-tête
Mais la véritable difficulté tient au fait de reprendre une entreprise de faible taille ou en perte de vitesse : un vrai casse-tête si le carnet de commandes est vide. Sur un marché mature comme la France, conquérir de nouveaux clients est plus difficile que sur une zone en fort développement. Enfin, « il est décisif de motiver le personnel autour du projet de reprise », estime Slim Zeghal, patron d’Altea Packaging. Incapable de jouer les premiers rôles sur le marché français, l’homme d’affaires tunisien a finalement décidé de céder en 2011 l’entreprise Roland Emballage, acquise quatre ans plus tôt, pour se concentrer avec succès au développement d’Altea Packaging en Afrique et au Moyen-Orient.
Parce qu’ils sont prêts à créer des emplois, les entrepreneurs maghrébins ont bonne presse en France.
Pour réussir, les entreprises doivent souvent repenser leur organisation. « Nous avons totalement décomposé notre chaîne de valeur pour tirer le meilleur parti de chaque implantation », explique Amine Ben Ayed, de Misfat. Si les opérations de saisie ou la comptabilité ont été transférées au sud, la production de Solaufil est restée en France en raison du surcoût qu’aurait impliqué son acheminement depuis la Tunisie. Au final, dix salariés ont même été embauchés sur le site français.
Parce qu’ils sont prêts à créer des emplois, les entrepreneurs maghrébins ont bonne presse dans l’Hexagone. À Évreux (nord-ouest de Paris), le Conseil général de l’Eure s’est plié en quatre pour accueillir Outsourcia et revitaliser un bassin d’emplois sinistré par le départ du laboratoire britannique GlaxoSmithKline. Quant à la ville du Mans, célèbre pour ses rillettes de porc, elle souhaiterait voir s’implanter sur son territoire un spécialiste maghrébin du… halal. Les temps changent.
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