Comedia dell’arte

Publié le 7 septembre 2008 Lecture : 4 minutes.

Cinq milliards de dollars et une Vénus décapitée pour solder les comptes de trente-deux ans de répression et d’occupation. C’est à la fois fou et dérisoire, historique et ridicule. Et c’est un bien mauvais service rendu à toutes les victimes de ce temps du malheur que fut la colonisation. Que l’on ne s’y trompe pas : ce n’est pas le principe des excuses délivrées par Silvio Berlusconi à Mouammar Kadhafi qui est ici en cause. Pendant une décennie, de 1922 jusqu’à la pendaison publique du chef senoussite Omar el-Mokhtar, la violence fasciste qui s’abattit sur la Libye que Benito Mussolini rêvait d’intégrer à l’Italie, à l’instar de la France avec l’Algérie, se lit comme une anthologie des horreurs coloniales. Ces Bugeaud italiens que furent les généraux Badoglio, De Bono et Graziani multiplièrent les exécutions massives, les fusillades dans le dos, les déportations dans des camps de concentration et les expropriations de terres, passant sur le corps d’environ cent mille Libyens, soit un septième de la population de l’époque. La repentance formulée au nom de l’État italien est à cet égard élémentaire et sans doute exemplaire. Ce n’est pas non plus, en soi, le principe d’une réparation financière afin de tourner le dos au passé qui pose problème. Dans les années 1980, le Japon a donné et prêté à la Chine l’équivalent de 30 milliards de dollars au titre de compensations pour avoir dévasté ses principales agglomérations et massacré des centaines de milliers de civils entre 1930 et 1945. Et l’on sait que l’Allemagne a, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, versé au total une vingtaine de milliards de dollars en pensions, indemnisations et paiements connexes divers tant à l’État d’Israël qu’aux victimes de l’Holocauste ou à leur famille.
Au vu de ce qui précède, on peut même trouver un mérite à l’accord conclu le 30 août entre Il Cavaliere et le « Guide » : celui de rouvrir le dossier de l’autisme français. Unique pays où les textes officiels osent relever des « aspects positifs » à la colonisation, la France risquerait gros à voir s’établir une jurisprudence italienne. À l’aune des guerres d’occupation, puis de décolonisation menées par la République dans le cadre de ses noces sanglantes avec son défunt empire, de l’Algérie à l’Indochine en passant par le Maroc, la Tunisie, le Cameroun, Madagascar, les multiples répressions de révoltes et l’imposition du travail forcé, l’épisode colonial italien en Libye apparaît en effet comme une simple parenthèse. Et, s’il fallait s’aligner sur les comptes berlusconiens, le « dédommagement des excès », pour reprendre la pudique formule du ministre libyen des Affaires étrangères, ne s’élèverait pas pour Paris à 5 milliards de dollars, mais à 50 milliards, voire plus.

Que Nicolas Sarkozy et Henri Guaino, qui ont la repentance en horreur, se rassurent cependant. De jurisprudence italienne il n’y aura point. Pour la simple raison que cet accord spectaculaire n’est manifestement pas autre chose qu’une combinazione passablement fumeuse entre un colonel vieillissant obsédé par l’effet d’annonce médiatique et un président du Conseil qui, lorsqu’il vous a serré la main, suscite l’irrésistible besoin de vérifier s’il ne vous manque pas un doigt. Entre les versements et les investissements, nul ne peut dire ce qu’il adviendra de cette promesse à 5 milliards de dollars payables par tranches de 200 millions sur vingt-cinq ans, ni même si ce n’est pas, en définitive, la Libye elle-même qui financera son propre préjudice. Ce « deal », a expliqué le VRP Berlusconi, « signifie obtenir plus de pétrole et de gaz de la meilleure qualité et moins d’immigrants clandestins qui partent des côtes libyennes » : difficile de faire mieux dans le cynisme et difficile de mieux signifier que Kadhafi vaut bien qu’on exprime devant lui, avec la mine confite d’un tragédien, « la douleur du peuple italien pour les événements du passé ». Quand bien même d’ailleurs une petite partie de cette caricature de réparations, étroitement liée aux intérêts des sociétés italiennes, relèverait du don, ce dernier s’effectuerait dans les pires conditions qui soient : l’assistance, la rente, l’exact contraire en somme de ce dont les Libyens, dont la productivité n’a jamais été la vertu cardinale, sont le plus en manque.

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Pour prix de la colonisation, de ses violences et de ses spoliations, les peuples autrefois opprimés ont besoin en effet de justice, d’investissement, d’aide au développement, d’incitation à la production, de reconnaissance de leur histoire et de leur dignité. Rien n’est plus destructeur pour un État que d’être comblé de fonds d’aide nocive et perverse.
Deux jours avant de recevoir Silvio Berlusconi, Mouammar Kadhafi se faisait introniser « roi des rois » du continent par une assemblée de chefs traditionnels ameutés à grands frais des quatre coins du continent. Deux jours après, dans un discours passablement halluciné, il annonçait la liquidation de l’administration libyenne, le retour du capitalisme et la redistribution des revenus du pétrole. Entre gris-gris identitaires, « rousseauisme » de bazar et réalités d’un pouvoir caméléon, unique et totalitaire, le « Guide » n’a pas fini de donner le tournis à ceux qui, parce qu’ils y trouvent leur compte, font encore semblant de le suivre. Seule certitude en ces temps de Comedia dell’arte sur les rives du golfe de Syrte : la sculpturale Vénus de Cyrène est revenue sur les lieux où elle fut étêtée.

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