Saddam et nous

Publié le 7 janvier 2007 Lecture : 6 minutes.

Vaincu, on ne le devient pas. On l’est. Mon éducation à la défaite, je l’ai faite en silence, au contact des adultes. Je me souviens de « ma première fois » comme si c’était hier. Septembre 1982. J’avais 8 ans, et j’ignorais alors tout des réalités de ce monde. À Tunis, me parvenaient les lointains échos d’une guerre au Liban. « Palestiniens », « Beyrouth », « Sabra et Chatila » : des mots qui passaient en boucle dans les bulletins d’informations. Mon père, qui vivait l’oreille rivée au transistor, n’en manquait aucun. J’ai vu son visage s’assombrir, puis se fermer. Il s’est enfermé, trois jours entiers, dans son bureau de psychiatre, pour cuver la défaite, ruminer son impuissance, digérer le massacre des réfugiés palestiniens, auxquels, jeune bénévole du Croissant-Rouge, il était allé porter secours pendant les massacres de Septembre noir en Jordanie.

De cet épisode, qui m’avait tant impressionné, je n’ai jamais voulu parler avec lui. Neuf ans plus tard : février-mars 1991. Bis repetita. Cette fois, nous étions deux. Lui et moi, dans la même humiliation. Dégoûtés, déprimés, révoltés et honteux à la fois. L’Amérique de Bush père venait de mettre en déroute l’armée de Saddam Hussein. Norman Schwartzkopf, le patron du corps expéditionnaire US qui venait de déloger l’Irak du Koweït, paradait à la télévision. Quelques images furtives, sur lesquelles les journalistes occidentaux n’aimaient pas s’attarder, montraient les convois incendiés par les bombes à effet de souffle testées sur le champ de bataille contre des colonnes d’Irakiens battant retraite. Je n’oublierai jamais cette vision d’apocalypse, cet enchevêtrement de corps et de véhicules brûlés s’étendant à perte de vue. Orgie de violence chirurgicale. On ne leur avait laissé aucune chance. La « guerre du Droit » venait de faire 350 morts du côté de la coalition, et 200 000 côté irakien. Mais qui s’en souciait, à part Jean-Pierre Chevènement ?
Entre le 2 août 1990 et le 28 février 1991, Saddam Hussein était devenu, pour les Arabes et bien au-delà, pour nombre d’opprimés, plus qu’un symbole, un véritable héros. Il était alors celui qui avait osé lancer un défi imprudent à l’Occident. Qui bravait l’Amérique, protectrice des champs de pétrole, et l’État d’Israël, auquel il rêvait d’imposer une parité stratégique. Bien plus que le viol de la souveraineté d’un minuscule émirat artificiel, le crime de Saddam aura été de vouloir développer une industrie de défense indépendante, et de vouloir faire de l’ancienne Mésopotamie « la Prusse du Moyen-Orient ». Formidable malentendu, en vérité, que cette affaire : un dictateur aveuglé par la volonté de puissance transformé par des masses humiliées par la colonisation européenne et quatre décennies de revers militaires consécutifs en une sorte de Zorro rédempteur. Personne, du reste, de Sanaa à Nouakchott, n’était totalement dupe. Mais nous voulions tellement y croire. Nous avions fini par nous persuader – comme lui d’ailleurs – qu’il possédait bien la quatrième armée du monde
La première guerre du Golfe a sonné le glas d’une ambition arabe : celle de vouloir rivaliser militairement avec l’Occident. Le 28 février 1991 a fait basculer le monde dans l’ère du conflit asymétrique. Le premier à en tirer véritablement les conséquences sera Oussama Ben Laden… Entre-temps, Saddam, défait, démonétisé, mais que l’Amérique avait laissé au pouvoir, était passé de héros à victime. Devenu le souffre-douleur de l’Occident, soumis au plus inique régime de sanctions jamais imaginé par la « communauté internationale », il allait, après le 11 septembre 2001, se transformer en bouc émissaire universel. 20 mars 2003 : Bush fils décide d’envahir l’Irak pour laver l’affront des attentats de New York et de Washington, et « transformer la carte du Moyen-Orient ». Les opinions européennes se mobilisent en vain contre la guerre. Les masses arabes, qui avaient bruyamment apporté leur soutien à l’Irak en 1990-1991, elles, ne bronchent pas. Paroxysme du sentiment d’impuissance. Cette fois, nous connaissions à l’avance le scénario. Après Jénine, ce serait Bagdad. C’était écrit.

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Le 9 avril 2003, la chute de la ville et le déboulonnage de la statue du dictateur auront été un non-événement. Juste un mauvais moment à passer. Nous savions comment réagir. À force, nous avions acquis les réflexes de base de la « survie psychologique ». Décrocher. Zapper, éviter les informations pendant quelque temps. Regarder la Champion’s League pour échapper à la fatalité de la politique Et puis, au fond, nous savions, contrairement à cet idiot de Bush, que la partie était loin d’être terminée. Les mois suivants en ont apporté la pleine confirmation. Les Américains avaient mis le doigt en Irak dans un engrenage effrayant. Ils avaient arrêté Saddam, décidément plus malchanceux que le vrai coupable, Ben Laden, et l’avaient exhibé. Puis avait commencé cette parodie de justice dont nous venons de connaître le pathétique dénouement.
Mon père est mort il y a un an. Le cancer lui aura au moins évité d’assister à la « mère des humiliations ». Maintenant, comme lui, je suis devenu un vétéran de la défaite. Pourtant, j’ai été surpris. Personne n’aurait pu imaginer un timing si pervers. La pendaison de Saddam en guise de carte de vux pour la nouvelle année et l’Aïd el-Kébir ! Un chef-d’uvre de psychologie made in USA. Je résume : « Arabes, vous ne comprenez que le langage de la force. Regardez ! Ouvrez grand les yeux ! Voilà ce que nous pouvons faire, voilà comment vous finirez, tous autant que vous êtes, si vous vous obstinez à nous contrarier. Nous marcherons sur vos corps, et nous les jetterons en pâture aux caméras de télévision. Nous nous moquons de votre vie et de votre dignité ! Nous l’avons prouvé à Abou Ghraib et à Guantánamo. Les catégories les plus élémentaires du droit ne s’appliquent pas à votre engeance. Ne vous faites aucune illusion. Ben Laden ne perd rien pour attendre. Même s’il parvient à nous échapper en se donnant la mort (mais votre baroque religion vous l’interdit, n’est-ce pas ?), son cadavre, ou ce qu’il en restera, sera exhibé sur la place publique »

Oui, je sais, pleurer la mort d’un tyran est politiquement incorrect. Saddam était un dictateur, haï de son peuple. Et je l’aurais probablement détesté s’il avait martyrisé mon pays. Mais ce n’est pas pour cela qu’on l’a tué. Son meurtre représente, pour des centaines de millions d’Arabes, et pour autant de Noirs, d’Asiatiques ou de Sud-Américains, un terrible symbole. L’ombre du gibet a commencé à planer au lendemain de Noël. Je savais que la fin était proche. J’appréhendais. Le 29 décembre – la veille de l’exécution -, j’ai cessé de regarder les actualités télévisées, d’écouter la radio et de lire les journaux. Je n’avais pas envie d’entendre les commentaires oiseux sur le compte à rebours. Aujourd’hui, je me suis levé tard. Trop longtemps sevré de lecture, je suis entré chez un marchand de journaux. Pour acheter L’Équipe. Mon regard s’est attardé sur un exemplaire du Monde, daté du samedi. Pas un mot sur Saddam. Bref soulagement. C’est alors que j’ai aperçu, sur le comptoir du buraliste, une pile d’exemplaires de l’édition de la mi-journée. Un titre sobre barrait la une du journal : « Saddam Hussein a été pendu ce matin ». Je ne tenais pas à en savoir plus.
Depuis, ma télévision ne s’est pas allumée. Ma radio est restée éteinte. Je refuse de participer à la curée. Je m’impose un black-out médiatique. Mais je sais que je finirai un jour par voir le cadavre du dictateur martyrisé. On n’échappe pas comme ça à la fatalité de la défaite

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