Au malheur des dames

De ces cinq témoignages de musulmanes, les éditeurs français ont fait autant de succès de librairie.

Publié le 6 novembre 2005 Lecture : 9 minutes.

Cinq voix féminines disent leurs peines. On leur a volé leur vie. Elles crient leur révolte à travers leur livre. Elles s’appellent Nura Abdi (Larmes de sable), Khady (Mutilée), Ayaan Hirsi Ali (Insoumise), Choga Regina Egbeme (Je suis née au harem) et Mende Nazer (Ma vie d’esclave).

Lambeaux de chair

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Nura Abdi est le quatrième enfant d’une fratrie qui en compte huit. Elle appartient au clan Lalis, de la Somalie du Nord, célèbre pour ses poètes, chanteurs et conteurs. Née en plein soleil d’août, Nura – son prénom signifie « lumière » – aurait pu vivre heureuse sous les dhoulka (tentes), parmi les femmes aux effluves troublants.
Seulement voilà… Dans ce Mogadiscio, capitale de la Somalie, où une paire de tambours suffit pour chanter et danser à perdre haleine, sommeille une pratique séculaire : l’excision. Elle a 4 ans lorsqu’elle passe entre les mains de l’halaleiso, l’exciseuse. « On reconnaissait celle-ci, écrit Nura dans Larmes de sable, à son odeur caractéristique, celle de ses décoctions d’herbes balsamiques. Elle a le visage toujours fermé, plutôt amer. » Sous l’épreuve, « je baissai les yeux et vis le sang sur le sol et sur les parties que l’exciseuse avait coupées et mises dans un plat. Des fragments de nos chairs, à moi et aux autres filles », se remémore l’auteur. Une opération indispensable, là-bas, pour devenir une femme. Et pour cause : « Aucun homme n’épouserait une fille sale et sentant le clitoris. En restant avec la chose, on disait adieu au mariage. » Dans le cas où elle échappait néanmoins au célibat, sa dot était moins élevée que celle d’une excisée.
Bénéficiant du statut de réfugiée politique, Nura vit à Francfort (Allemagne) depuis juin 1994 – après avoir séjourné un temps en Arabie saoudite où elle s’occupait d’un petit prince. C’est depuis cet exil qu’elle donne libre cours à sa plume coléreuse, à destination de celles qui ont mutilé la partie la plus intime de son corps. La plus vulnérable. Car elle est désormais consciente du traumatisme qui l’a rendue frigide. Nura a compris pourquoi aucun homme ne pouvait la combler.
La peine est similaire pour Khady, 45 ans, sénégalaise, excisée à 7 ans, mariée de force à 13 avec un immigré qui vit à Paris. À 16 ans, elle berce sa première fille, Mouna. Deux ans après, on lui inflige une coépouse. Mais sa douleur vient surtout de l’excision qu’elle a subie. Au point qu’elle vivait son devoir conjugal « comme un supplice qu’il fallait supporter ». Et chaque accouchement comme une seconde déchirure, puisque « les lèvres reprennent forme après chaque épreuve ». Aujourd’hui divorcée, elle est toujours fâchée avec la gent masculine. « En grandissant, écrit-elle dans Mutilée, j’ai commencé à comprendre que mon destin de femme soninkée partait de là, de cette coupure intime qui me retranchait pour toujours d’une sexualité normale. »
De Paris à Washington en passant par Rome, Zurich, Dakar ou Londres, l’enfant de Thiès sillonne le monde pour lutter contre l’excision, et ce depuis le milieu des années 1980.
Khady est interprète à Interservice Migrants et au Gams (Groupement d’hommes et de femmes pour l’abolition des mutilations sexuelles féminines). En 2000, elle rencontre la députée européenne Emma Bonino, qui la sollicite pour sa campagne Stop FGM (Female Genital Mutilation). Présidente du réseau européen pour la prévention des mutilations génitales féminines (EuroNet-FGM) depuis 2002, elle ne cesse d’interpeller les autorités africaines afin qu’elles fassent respecter la convention dite protocole de Maputo (juillet 2003) qui lutte contre ces pratiques.
Comme Nura, elle reproche au Coran – ou plutôt à certaines interprétations qui en sont faites – et aux partisans de l’excision leur anachronisme, puisqu’ils revendiquent la réduction du plaisir sexuel féminin sans se soucier des infections ni des douleurs infligées, pas plus que des décès éventuels occasionnés. Cependant, l’excision ne se pratique pas seulement chez les musulmans, mais également chez les coptes, les juifs falashas et quelques autres peuples. D’après les estimations, quelque 130 millions de femmes dans le monde ont ainsi été mutilées, et 2 millions de jeunes filles le sont encore chaque année.
C’est donc pour elles que Nura et Khady expriment leur révolte, malgré la difficulté de parler d’un sujet qui expose sa propre intimité. Mais, confesse cette dernière, « je me suis dit : ce n’est rien. Mets ta pudeur dans ta poche, ton mouchoir par-dessus et parle. » Cette horreur inscrite dans la chair des excisées ne peut être combattue que si « celles qui l’ont subie dépassent leur propre honte », renchérit Nura Abdi.

Voir Londres et s’affranchir

Mende Nazer est catégorique : « Je pris la décision, ferme et nette, de ne jamais me marier. On m’avait fait exciser par la ruse. On ne me mariera pas de la même façon. » Elle s’est juré de tenir parole, mais son combat reste ailleurs.
Au printemps 1994, la saison sèche arrive à sa fin. Mende, jeune Soudanaise nuba, est âgée d’une douzaine d’années. Au moment où elle termine sa prière et s’apprête à se mettre au lit, sa vie bascule. Son rêve de devenir médecin se brise sur un obstacle imprévu : l’incursion de Mourahilines (Arabes) venus enlever des esclaves. Dans l’obscurité et la confusion, les envahisseurs mettent le feu au village et tranchent la gorge aux récalcitrants.
Terrorisée, les jambes paralysées, Mende (la gazelle, en langue nuba) est incapable de courir. Elle entend au loin la voix de son père : « Mende agor ! Mende agor ! [Où es-tu, Mende ?] » Et c’est aux cris d’« Allah Akbar » – Dieu est grand – qu’on l’éloigne des siens. Sur la route qui mène à Khartoum, la capitale, Mende et plusieurs autres filles capturées, pas même pubères, seront victimes d’attouchements et violées à chaque halte. « Devant ma résistance, raconte Mende dans sa Vie d’esclave, l’homme me mordit les lèvres jusqu’au sang. Puis il me força à écarter les jambes. Je sentis ma chair se déchirer, car j’étais bien trop étroite. Athlétique, il me recouvrait entièrement de son corps en sueur. »
L’espoir de porter le gurbab (écharpe colorée) le soir du mariage s’envole. Dans sa villa cossue, le chef, Abdel Azzin, offre une réception-vente. Des Arabes fortunés sont invités. On exhibe les esclaves. « Oh ! cette fois, Abdel a ramené de très jolies filles. Elles ont l’air très propres aussi, commente sa femme. Celle-ci, c’est Aschuana, et voici Amor. Elles ont des noms vraiment idiots. Vous pourrez choisir n’importe quel prénom pour celle que vous prendrez ! » Les vendues iront renforcer le contingent des domestiques et autres gens de maison.
Chez ses nouveaux propriétaires, Mende s’appelle désormais Yebit (« la fille qui ne mérite pas de nom »). Un exercice de dépersonnalisation, en même temps qu’on la prive de ses prières. « Tu ne sais pas que l’islam n’est pas fait pour des Noirs comme toi ? lui dit Rahab, sa maîtresse. Les Noirs sont esclaves depuis des générations. Ils sont faits pour ça ».
Après six années passées à récurer d’infinies surfaces, à n’être jamais soignée lorsqu’elle tombe malade et à se faire insulter au moindre bris de vaisselle, Mende est revendue à une femme qui vit à Londres. La veille de son départ, elle croise Kumal, kidnappée en même temps qu’elle. En pleurs, celle-ci lui glisse entre les mains le numéro de téléphone d’un parent en Angleterre.
Mende quitte donc ses bourreaux le 18 mai 2000. Un voyage vers la liberté puisqu’elle ne restera pas longtemps au service de Hanan, l’épouse de l’ambassadeur adjoint de la République du Soudan. Elle parvient à s’évader, mettant ainsi fin à vingt années d’une vie d’esclave. Au prétexte que « l’esclavage ne constitue pas une persécution », le gouvernement britannique rejette sa demande de droit d’asile en décembre 2002, pour revenir ensuite sur sa décision grâce à la mobilisation sans faille de la baronne Lady Cox, membre de la Chambre des lords et militante dans les associations des droits de l’homme. Depuis, Mende Nazer parcourt le monde pour dénoncer l’esclavage moderne.

Femme, ta place est au harem !

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Choga Regina Egbeme vient au monde dans un harem au Nigeria. Sa mère, allemande, est la trente-troisième épouse d’un riche exploitant agricole. Choga a 16 ans lorsqu’on la marie à un homme de trente ans son aîné. Impossible de s’opposer au choix de ses parents. Dans sa culture, désobéir, c’est se condamner à l’enfer. À son tour, celle dont le nom signifie « Dieu l’a voulu » rejoint la cohorte des cinq autres coépouses, puis affronte au quotidien la dramatique concurrence qui règne entre elles. Elle déprime, refuse de manger, pleure, pense au suicide. Elle finit par craquer et fuguer, avant d’être rattrapée et reconduite à sa prison.
La jeune femme est âgée de 25 ans lorsqu’elle apprend qu’elle est séropositive. Son fils Joshua (6 ans) l’est aussi. Révoltée, elle entreprend de tout raconter. D’une plume haletante, elle retrace sa vie au harem, ses relations avec son mari volage et ses coépouses… Un exercice thérapeutique. Mais la jeune femme n’est pas dupe : « Nous espérons que la maladie se déclarera le plus tard possible, écrit-elle dans son récit Je suis née au harem. Sans moyens, j’ai recours à des remèdes naturels… Chaque matin, je me réveille en sachant que je risque de tout perdre. De ne pas voir mon petit Josh grandir. » Et évoque Félix, l’époux qui a repris le harem de son père et « transformé un havre de paix en cimetière ». Car elle n’est pas la seule à être victime du sida. Difficile de savoir, dans cette vie polygame, qui a donné le baiser de la mort. Le fléau, lui, fait des ravages : les femmes meurent les unes après les autres.
Choga Regina Egbeme n’aura pas eu le temps d’assister à la publication de son livre. Envoyé à l’éditeur alors qu’elle était déjà en phase terminale, il sera publié quelques jours après sa mort et celle de son fils.

La faute à l’islam ?

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L’esclavage, l’excision, la polygamie… sur fond de religion. C’est précisément à cette dernière que s’attaque la Saoudienne Ayaan Hirsi Ali dans Insoumise. Ce livre a été inspiré par les attentats du 11 septembre 2001. Arrivée aux Pays-Bas en 1992, Ayaan avait dû fuir un mariage forcé. « En Europe, affirme la jeune fille élevée dans le dogme strict de la religion musulmane, Dieu et sa religion ont un visage plus humain. » Dans cette société de liberté, elle dit s’être « rendu compte que Dieu était une chimère et que se soumettre à Sa Volonté, ce n’était, ni plus ni moins, que se soumettre à la volonté du plus fort ». Elle milite au sein de plusieurs associations, parle de l’islam sans retenue. Critique l’intolérance de cette religion où la femme est réduite à un simple hymen, à la virginité, au voile, et doit une obéissance aveugle à l’homme (père, mari, frère, oncle et voisin). Bref, ce règne sans limite du mâle.
La fille de Hirsi Magan, farouche opposant au président Mohamed Siyad Barre, condamné à de nombreuses années d’errance et d’exil, du Kenya à l’Arabie saoudite en passant par l’Éthiopie, réclame la liberté totale : « Mon expérience, mes lectures et mes nombreuses conversations et fréquentations m’ont appris que l’existence d’Allah, des anges et d’une vie après la mort est pour le moins discutable. » Elle poursuit sans sourciller : « Si jamais Allah existe, Sa Parole n’est pas absolue. » Une parole de trop ? En tout cas, elle lui vaudra les foudres des orthodoxes musulmans.
On veut sa mort. Les balles qui lui étaient destinées tombent le 2 novembre 2004 sur le cinéaste néerlandais Theo Van Gogh, qui l’avait aidée à réaliser le film Submission, Part I. Pour soutenir les réfractaires tués ou proscrits (Salman Rushdie, Irshad Manji, Taslima Nasreen, etc.), Ayaan Hirsi Ali appelle tous ceux qui sont épris de justice à « fissurer cette muraille d’un islam oppresseur. Nous devons tous monter au créneau, jusqu’à ce que la contestation soit suffisamment forte et que le contrepoids soit efficace. » Après être passée du Parti travailliste aux libéraux du VVD (Volkspartij voor Vrijheid), Ayaan ne se déplace plus aujourd’hui sans sa garde rapprochée.

Ces voix de femmes veulent faire entendre les souffrances endurées par toutes celles que des lames ou des esprits religieux obtus ont abîmées.

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