L’école, un marché !

Publié le 6 août 2006 Lecture : 5 minutes.

En octobre dernier, Mme Condoleezza Rice écrivait à tous ses collègues ministres des Affaires étrangères des pays membres de l’Unesco pour les inviter à ne pas adopter le projet de convention sur la diversité culturelle.
L’enjeu était majeur, car les produits culturels constituent le deuxième secteur d’exportation des États-Unis, après l’armement. De plus, permettre leur libéralisation sans entrave est également très important au plan idéologique. En 1948 déjà, et dans la foulée du plan Marshall, cette double approche économique et idéologique avait permis au cinéma américain d’envahir l’Europe et de populariser un mode de vie qui s’imposera au monde comme la norme du progrès. Le 20 octobre 2005, la communauté internationale, grâce à la Francophonie en particulier, a adopté à l’Unesco la convention destinée à garantir le maintien et le renforcement de la diversité culturelle.

On n’a pas suffisamment souligné le caractère historique de ce vote qui a permis l’adoption de la Convention par 148 voix contre 2 (les États-Unis et Israël). Les pays en développement se sont fortement impliqués dans ce qui s’est révélé être un véritable combat ; il s’agissait d’un débat essentiel et de son issue dépendait la capacité pour les pouvoirs publics de mener des politiques culturelles souveraines et de garantir le pluralisme de la pensée. Apparemment nous pouvons être rassurés : la diversité des valeurs et de leurs expressions devrait rendre plus équilibrée la mondialisation économique. Apparemment seulement, car un danger, plus grand encore, menace : la mise sur le « marché » des services de l’éducation et ce dans le cadre des négociations multilatérales (à l’OMC) relatives aux « services » et des négociations bilatérales (accords de libre-échange), palliatifs fréquents de l’échec des premières.
L’éducation est un secteur d’importance et l’on ne s’étonnera pas qu’on évoque de plus en plus à l’OMC « le marché de l’éducation ». Des groupes financiers puissants s’y intéressent de très près et reprochent aux autorités publiques de ne pas tenir suffisamment compte des intérêts économiques immédiats dans la gestion du secteur de l’éducation. Libéraliser les services de l’éducation permettrait tout à la fois de développer un nouveau marché et de mettre l’actuel réseau scolaire au service des intérêts économiques. Dans ce secteur, la notion de « commerce » est relativement floue. Elle cible particulièrement l’enseignement à distance qui, grâce au développement des nouvelles technologies, occupe une place de plus en plus grande dans les processus ?d’apprentissage à tous les niveaux et sera bientôt au centre des politiques d’éducation.
Dans tous les cas, il s’agit de « permettre la fourniture libre de services en éducation et formation à l’intérieur de chaque pays et entre pays » (conclusions de la conférence « Services 2000 » réunie par le département du Commerce des États-Unis). Cette approche semble une urgence économique et idéologique pour un nombre de plus en plus élevé de gouvernements : États-Unis, Corée du Sud, Australie, Nouvelle-Zélande, Japon Une fois de plus, ce sont les pays en développement qui risquent de subir le plus vite et le plus fort les effets d’une libéralisation des services de l’éducation ; c’est là que des besoins criants peuvent conduire à céder à l’immédiat et à suivre les propositions de ceux qui promettent d’entrevoir, enfin, « l’éducation pour tous ».

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Le « Nord » lui aussi est potentiellement faible, car, avec l’allongement de la scolarité, il est également confronté au problème aigu du financement. S’opposer à la libéralisation ne signifie en rien s’attaquer aux réseaux éducatifs privés et ceux-ci doivent être maintenus. De même, il ne s’agit pas de nier le lien entre l’éducation et le développement économique. L’enjeu est, tout simplement, de permettre à la puissance publique de continuer à exercer son rôle de régulateur légitime : contrôle des matières, niveau des diplômes, conditions d’installation des établissements, qualification des maîtres Depuis la nuit des temps, c’est la transmission des savoirs, donc l’école sous toutes ses formes, qui a contribué à l’insertion du citoyen dans sa communauté. L’école doit garder sa double mission, à la fois celle de préparer l’avenir en ouvrant l’enfant sur le monde qu’il aura à transformer mais aussi la mission essentielle de « conservatoire », du passé, des valeurs, des traditions, et de lien entre les générations.
Si l’école dite libre et vraisemblablement multinationale n’a pour valeurs à transmettre que celles présentées comme « universelles » – valeurs trop souvent instrumentalisées pour affirmer la prééminence d’un seul modèle – alors la mondialisation aura réussi ce qu’aucun régime totalitaire n’a pu totalement finaliser : contrôler la pensée, et cela dès l’enfance. Toutes les conventions culturelles du monde seront, dès lors, inutiles, car il n’y aura plus rien à préserver. Le danger est réel et le risque grave. Il ouvre tout à la fois la possibilité pour un État ou pour une multinationale de s’ériger en « professeurs du monde », et pour une secte d’utiliser ce nouveau et formidable moyen de prosélytisme.

Comment expliquer l’apparente indifférence des responsables politiques vis-à-vis du projet de libéralisation des services de l’éducation ? Certes, l’Europe d’avant mai 2004 a résisté, mais est-on bien certain que des intérêts économiques puissants ne vont pas, à terme, éroder la capacité de résistance de l’Union des 25 ? Angel Gurria, le secrétaire général de l’OCDE exprime-t-il le point de vue de chacun des 30 États membres (les pays les plus riches du monde) lorsqu’il déclare : « L’enseignement est un produit de commerce, une marchandise de valeur internationale, quelque chose qui peut être exporté. » (juin 2006) ?
C’est un nouveau combat en perspective et nous ne pouvons attendre que les chantres de la marchandisation de l’éducation le provoquent. Le temps joue pour eux et chaque difficulté de l’école publique nourrit le discours sur « l’efficacité du secteur privé ». Et chaque difficulté budgétaire de l’État voit le monde économique se présenter en sauveur. Plusieurs organisations non gouvernementales sont heureusement mobilisées autour de cette question cruciale. Il faut établir avec elles une alliance comparable à celle qu’avait nouée la Francophonie avec les « coalitions pour la diversité culturelle ». Le monde est riche de ses langues et de ses cultures, ce sont les seuls biens qui peuvent survivre à toutes les crises économiques et la diversité culturelle, avec tout ce que ce mot implique – « penser, écouter, dire » -, constitue, de fait, le véritable patrimoine de l’humanité.

S’opposer à la marchandisation de l’école ne relève ni de la nostalgie ni du passéisme. Au contraire, c’est une pensée moderne que de vouloir, à tout prix, sauver « l’école du village » pour, tout simplement, continuer à être.

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