Les neiges de Kabylie

Publié le 6 mars 2005 Lecture : 3 minutes.

Jeudi 3 février, je débarquais à l’aéroport de Bejaïa, à 250 kilomètres à l’est d’Alger pour une série de reportages sur la Kabylie. J’avais quitté la région six mois auparavant en pleine canicule, je la retrouvais sous un froid polaire. Mon chauffeur, un vieux Kabyle, visage buriné, mains calleuses, emmitouflé dans son burnous blanc, m’observe, amusé. « Mon fils, il n’a pas neigé comme ça en Kabylie depuis 1945. » Cette année-là, dans les plaines de Bejaïa, où les hivers sont plutôt doux, on avait de la neige, dit-on, jusqu’aux genoux. La faim et le froid poussaient les chacals et les hyènes à s’attaquer aux hommes. On raconte que les fossoyeurs avaient du mal à creuser le sol pour enterrer les morts. Soixante ans après, une vague de froid de la même ampleur paralyse le nord de l’Algérie.
J’ai eu les pires difficultés à me rendre à Ighil Ali, une bourgade accrochée aux monts des Bibans, la chaîne montagneuse qui sépare la petite Kabylie des hauts plateaux. Les routes sont quasiment impraticables, le téléphone ne fonctionne plus et l’électricité est coupée. Le froid est tel que l’eau gèle dans les tuyauteries. La neige ne fait d’heureux que les écoliers, qui bénéficient de quinze jours de vacances imprévues.
Le froid a surpris la population, pourtant adepte du bulletin météo des chaînes de télévision françaises. La météo est l’un des programmes les plus suivis en Algérie… Les enfants savent situer la ville d’Aurillac ou la pointe du Finistère sur une carte, et les hommes discutent volontiers des attraits d’Évelyne Dhéliat et de Nathalie Rihouet, les deux stars françaises de la météo.
À Ighil Ali, les épiceries sont en état de siège. On craint qu’il n’y ait plus de semoule pour préparer la galette, plus de légumes secs pour faire la soupe et plus de bonbonnes de gaz pour cuisiner et se réchauffer. Et, bien sûr, plus de bougies ! Mourad, l’épicier, se frotte les mains. Pour lui, le froid est une aubaine. Ses stocks de conserves et de bougies poussiéreuses se sont envolés. On redoute la tombée de la nuit. Que faire quand on n’a ni télé ni radio pour tuer le temps ? Un père de famille ironise : « C’est sûr que dans neuf mois, on va avoir droit à un sacré baby-boom ! »
« Pourquoi parler de la crise entre les tribus kabyles et le gouvernement, me demande un chanteur du village de Takorabt. Ce qui nous préoccupe plutôt en ce moment, ce sont les conséquences des tempêtes de neige. » À Takorabt, j’apprends l’histoire de ce jeune homme qui a parcouru 20 kilomètres à pied pour faire sa dialyse à l’hôpital. « La route était coupée, il n’a pas eu le choix : c’était marche ou crève », commente placidement le chanteur. Autre conséquence, la menace que représentent les chiens errants, qui ne trouvent plus leur pitance sur les tas d’ordures, enfouis désormais sous un épais manteau de neige. Pour éviter qu’ils n’attaquent les habitants de Takorabt, les gendarmes – qui n’ont pourtant pas bonne réputation depuis les événements du printemps 2001 – ont dû organiser des battues. Malins, les chiens s’enfuient à l’approche des uniformes verts. Un villageois a osé suggérer de les empoisonner avec des sardines bourrées de mort-aux-rats, vivement rabroué par un voisin : « Nous avons du mal à trouver des sacs de semoule pour les enfants, et toi, tu veux offrir des sardines aux chiens ! »
À Tifrit, où je me rends après la prière du vendredi, le temps a commencé à se radoucir. Mais la fonte des neiges n’a pas apporté que de bonnes nouvelles. Les habitants découvrent aujourd’hui avec désespoir les milliers d’oliviers endommagés par le poids de la neige et de la glace accumulées sur les branches et les rameaux. La catastrophe a touché toute la wilaya (département) de Bejaïa et détruit nombre d’arbres plus que centenaires. « Sur les 5 millions d’oliviers que compte notre wilaya, 25 % sont déracinés. Pour les 75 % restants, il faudra des tailles adaptées qui coûteront très cher », explique un paysan de la vallée. L’olivier est un arbre sacré et la majorité des propriétaires sont de condition modeste. Le désastre est énorme. « Heureusement que ça n’arrive qu’une fois tous les soixante ans, me dit mon vieux chauffeur. Nous ne supportons ni la chaleur ni le froid. Il nous faudrait l’éternel printemps. »
Justement, le printemps, c’est dans deux semaines.

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