Conflit à huis clos

Cette enclave de 300 000 habitants qui produit près du tiers du pétrole angolais vit depuis trente ans tiraillée entre forces gouvernementales et maquisards indépendantistes. Loin des regards de la communauté internationale.

Publié le 6 février 2005 Lecture : 7 minutes.

A priori, la cause des indépendantistes cabindais est désespérée. Sur le terrain militaire, les maquisards du Front de libération de l’enclave du Cabinda (Flec) ont subi de sérieux revers après le déploiement massif de l’armée angolaise dans ce petit territoire de 7 200 km2 en août 2002. Les rebelles cabindais ne peuvent plus se replier au Congo-Brazzaville comme au temps du président Pascal Lissouba. Depuis la chute de ce dernier, les combattants du Flec sont persona non grata à Pointe-Noire et sur tout le territoire congolais. Une décision logique après l’intervention décisive des Forces armées angolaises aux côtés des Cobras de Denis Sassou Nguesso dans la bataille de Brazzaville en octobre 1997.
Sur la scène diplomatique, les partisans de l’indépendance du Cabinda ne sont pas en meilleure posture. Aucun soutien ni aux Nations unies ni à l’Union africaine. Certes, le Cabinda n’a été colonisé par le Portugal que quatre siècles après l’Angola, en 1885, et n’a aucune continuité territoriale avec l’Angola. Certes, il a été classé par la défunte OUA comme le 39e État du continent à décoloniser – distinctement de l’Angola, 35e État – lors de la conférence du Caire en 1964… Mais depuis que 5 000 soldats du Mouvement populaire de libération de l’Angola (MPLA) ont débarqué dans la ville de Cabinda le 2 novembre 1974 avec la complicité du gouvernement révolutionnaire de Vasco Gonçalves au pouvoir à l’époque à Lisbonne, le Portugal et les grandes puissances considèrent que la messe est dite : le Cabinda est une province angolaise.
Une anecdote en dit long sur l’isolement des indépendantistes cabindais. Pendant les quatre jours de sa visite officielle en Angola, en octobre 2003, l’ancien Premier ministre portugais José Manuel Durao Barroso n’a pas dit un mot sur le conflit cabindais. En revanche, deux mois plus tard, le 19 décembre, il n’a pas manqué de retourner en visite privée à Luanda pour assister au mariage de la fille du chef de l’État angolais, Tchizé Dos Santos. Le nouveau président de la Commission européenne est donc au mieux avec les autorités du pays. Le président américain aussi. En mai 2004, à Washington, il n’a pas réagi quand son hôte, José Eduardo Dos Santos, a déclaré à la presse : « Il n’y a pas de guerre au Cabinda. » Il faut dire que le même jour, le 13 mai, la compagnie pétrolière américaine Chevron-Texaco signait avec le gouvernement la prolongation du contrat d’exploitation du « bloc 0 », au large des côtes cabindaises, jusqu’en 2030 !
En fait, quand on parle du Cabinda, le silence est d’or… noir. Officiellement les plates-formes pétrolières offshore de l’enclave ont fourni l’an dernier 29 % de la production nationale d’hydrocarbures. Mais les comptes de l’État n’étant pas réputés pour leur transparence, beaucoup soupçonnent Luanda de tirer plus de la moitié de ses 8 milliards de dollars de revenus pétroliers de la seule province du Cabinda. Ce territoire n’est donc pas un simple confetti. C’est un tiroir-caisse. Il est vital pour le régime de Luanda. Bref, l’Angola n’acceptera pas la sécession de ce territoire aussi facilement que l’Indonésie a concédé celle du Timor oriental. Et les pays riches le savent. Washington, Paris et Lisbonne ne disent donc rien sur le conflit cabindais qui puisse mécontenter le président Dos Santos, tandis que les expatriés américains et français de Chevron-Texaco et de Total se barricadent dans la cité pétrolière de Malongo, à 20 km au nord de la ville de Cabinda, et se taisent. Barbelés, champs de mines… Leur cité est à l’abri de la guerre. Restaurant McDonald’s, cinémas… Ils disposent de tout sur place. Comme disent les Cabindais, « Little America » est une enclave dans l’enclave…
Aujourd’hui pourtant, une brèche s’ouvre dans ce mur de silence. L’organisation humanitaire Human Rights Watch (HRW) publie à Washington un rapport accablant sur les exécutions sommaires, les viols et les tortures commis par les soldats angolais au Cabinda. « Le 24 décembre 2003, témoigne un rescapé de 38 ans du district forestier de Buco Zau, dans le nord de l’enclave, trois soldats ont été tués dans une embuscade tendue par le Flec. En représailles, le commandant de la base militaire la plus proche m’a pris en otage avec quatre autres hommes de mon village. Les soldats nous ont tirés dessus. Trois d’entre nous sont morts. Moi j’ai couru. J’ai reçu deux balles dans le corps, mais j’ai survécu. » « En novembre 2003, raconte une jeune femme de 25 ans, je voyageais dans un véhicule. Des soldats nous ont arrêtés et m’ont enlevée. Ils m’ont emmenée dans leur camp en forêt, et ils m’ont violée tous les jours pendant six semaines. Ils m’ont dit que j’étais là pour devenir leur femme. Un jour, l’un de mes violeurs m’a aidée. Il m’a conduite jusqu’à la grande route où j’ai été récupérée par un chauffeur de camion. »
Dans sa crudité, sa dureté même, ce rapport révèle une chose. Contrairement à ce qu’affirment les autorités angolaises, la guerre n’est peut-être pas encore terminée au Cabinda. Sinon, comment expliquer que 30 000 soldats restent déployés sur un territoire de 300 000 habitants ? Un soldat pour dix habitants, c’est sans doute l’une des plus fortes concentrations militaires au monde. Ce rapport montre tout simplement qu’une partie – plus ou moins grande – de la population soutient toujours la cause indépendantiste. D’ailleurs, quand le commandant régional des Forces armées angolaises (FAA) annonce aux enquêteurs de HRW que ses soldats reçoivent une instruction civique dans le cadre d’une campagne pour « gagner les coeurs et les esprits » des Cabindais, il dit à sa façon – et avec une certaine franchise – que ce n’est pas encore gagné !
Le Flec a-t-il encore des moyens militaires face à l’armada angolaise ? Le 29 août 2004, au terme d’une rencontre à Emmaüs, aux Pays-Bas, les deux principaux mouvements de la résistance armée, le Flec-Fac et le Flec rénové, ont affirmé avoir enfin réussi à surmonter leurs divisions. Les deux leaders historiques, Henriques Nzita Tiago et António Bento Bembe, semblent avoir oublié leurs querelles personnelles et se sont partagé la présidence et le secrétariat général du Flec réunifié. Le 30 décembre dernier, le Flec a lancé un avertissement à peine voilé aux compagnies pétrolières installées au Cabinda. Le vice-ministre angolais des Affaires étrangères, Jorge Chicoty, venait de dénoncer le rapport de HRW : « Ces accusations sont infondées car il n’y a pas de guerre au Cabinda. Ils [HRW] publient des choses que les gens disent sur des bases individuelles, même si ces choses ne sont pas vérifiées. » En réaction, le Flec a mis en garde, dans un communiqué sur ibinda. com, « contre de possibles actions militaires urbaines » et a rendu « responsable l’exécutif de Luanda pour les effets collatéraux qui pourraient toucher les intérêts économiques étrangers au Cabinda ». Les indépendantistes vont-ils tenter de prendre des expatriés en otages, comme dans les années 1990 ? Après les rudes coups que l’armée leur a portés, il n’est pas certain qu’ils en aient encore la capacité opérationnelle.
En revanche, depuis l’an dernier, ils bénéficient du concours d’un nouvel acteur, la société civile. Le 11 juillet 2004, 15 000 Cabindais sont descendus dans la rue pour saluer la naissance de l’association de défense des droits de l’homme Mpalabanda (du nom d’un arbuste local très résistant). Le 30 janvier 2005, ils sont plusieurs à répondre à l’appel de Mpalabanda aux cris de « Nous voulons l’indépendance », « Le Cabinda n’est pas l’Angola » ou encore « Vive le Flec » ! Du jamais vu dans la ville de Cabinda. Une vraie démonstration de force.
Le père Jorge Casimiro Congo, « Padre Congo », comme tout le monde l’appelle au Cabinda, entretient la flamme. Ce prêtre de 52 ans est un vrai casse-tête pour le régime angolais. Il ne cache pas ses opinions indépendantistes, mais il n’est pas facile à faire taire. Le 16 avril 2004, un commando de quatre hommes armés en civil s’est introduit en pleine nuit dans la mission où il dormait. Mais les religieuses ont donné l’alerte et la tentative d’enlèvement – ou d’assassinat – a tourné court. Le dimanche suivant, Padre Congo s’est exclamé du haut de sa chaire de l’église Imaculada Conceiçao de Cabinda : « Dieu a béni le peuple cabindais, mais le pétrole l’a maudit. »
Alors la cause des indépendantistes est-elle désespérée ? Pas si sûr. Les clés du conflit sont dans les deux pays limitrophes, le Congo-Brazzaville et la RD Congo. José Eduardo Dos Santos le sait bien. Ses interventions militaires aux côtés de Denis Sassou Nguesso en 1997 et de Laurent-Désiré Kabila en 1998 ont été deux coups de maître. Il a tissé sa toile autour des indépendantistes et les a totalement isolés. Mais de part et d’autre du grand fleuve, dans les deux capitales congolaises, certains commencent à se dire que « tant que la question cabindaise ne sera pas réglée, les deux Congos ne connaîtront pas la paix ». Et qui sait si, un jour ou l’autre, le jeu démocratique à Brazzaville et à Kinshasa ne changera pas la donne au Cabinda ?…

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