Voyage au pays des checkpoints

Azmi Bishara raconte la vie dans une Palestine désarticulée par les colonies et les barrages militaires.

Publié le 5 décembre 2004 Lecture : 3 minutes.

On dit que la vérité sort de la bouche des enfants. Azmi Bishara, homme politique et écrivain arabe israélien, en a fait l’expérience. Il n’en revient toujours pas du mot prononcé un jour par sa fille au retour de l’école maternelle : « Mahsoum ». Ce terme hébraïque, qui a pour racine hosam, désigne l’action de barrer la route. « Il s’agit donc du barrage et notamment de ces checkpoints installés par les forces d’occupation, qui barrent aux gens les chemins de la vie. […] Le temps que ma fille passe quotidiennement au checkpoint lui fait oublier l’école. » C’est ainsi que commence le livre d’Azmi Bishara, sobrement intitulé Checkpoint. Cette première oeuvre littéraire est un patchwork, mêlant dialogues inventés, descriptions qui ressemblent à des bouts de reportages ou de documentaires, réflexions, éclats d’humour et de vie, saynètes féroces et interrogations… Avec pour leitmotiv le checkpoint, qui tout à la fois sépare et lie deux mondes. « C’est la frontière et le point de passage. C’est la souffrance et l’espoir de passer. »
L’auteur parle des « Maîtres du checkpoint » et du « Pays derrière les checkpoints ». Des appellations qui, pour un peu, rappelleraient l’univers des contes pour enfants. Mais c’est plutôt un cauchemar, un mauvais rêve éveillé que vivent les habitants de ce pays unique au monde, qui, à cause des routes de contournement, tient plus de l’archipel ou du morceau de gruyère et dont les seuls points de repère semblent être les barrages militaires.
Azmi Bishara, député à la Knesset depuis 1996 et professeur de philosophie à Ramallah, fait entrer le lecteur dans la vie quotidienne des Palestiniens, qui, « depuis que le checkpoint est checkpoint », ont vu leur façon de vivre, et même de penser, totalement bouleversée. « Qu’ils voyagent ou pas, qu’ils le traversent ou pas, les gens vivent à l’ombre du checkpoint. Sa présence domine tout. […] L’humeur dépend de l’information en provenance du checkpoint. »
Un style de vie, une culture s’y rattachent désormais. C’est devenu une unité de temps : Bishara évoque une « période postmoderne précheckpoint » et écrit : « C’était avant le temps des checkpoints. » Une économie s’est créée à ces endroits. Les marchands ambulants profitent des files d’attente pour écouler leur marchandise, d’autres ouvrent même des restaurants comme la « Cafétéria du bouclage »… On peut y faire des mathématiques (« Sachant que la vitesse de progression moyenne est de 15 mètres par heure… ») ou inventer de nouveaux mots (« Selon les dernières informations checkpointesques… »). Certains métiers évoluent : le docteur Y. est « spécialiste en psychiatrie des checkpoints, chirurgie et thérapie ». Il soigne la « barriphobie ».
Azmi Bishara dénonce les pratiques iniques des soldats israéliens, sans pour autant oublier de critiquer les dirigeants palestiniens et la gestion catastrophique de l’Autorité. Mais ce qui ressort de ce livre, c’est l’énergie déployée par les Palestiniens pour continuer à vivre normalement, malgré les barrages, les humiliations quotidiennes et les couvre-feux récurrents. Pour un mariage, par exemple, le faire-part ne comporte jamais de date. « Le jour et l’heure sont ajoutés à la main et le carton est glissé dans l’enveloppe selon la situation. » Les familles essayent de prévoir l’avenir et de savoir quand le couvre-feu sera levé. « C’est seulement à ce moment-là que les invitations sont complétées et expédiées comme un éclair. » Ou alors elles notent plusieurs dates successives, « de sorte que l’habile invité en déduise que si la première date coïncide avec le couvre-feu, la deuxième date sera retenue et ainsi de suite… »
Azmi Bishara évoque aussi le « mur de séparation » construit par Israël et contre lequel il a fait une grève de la faim en juillet dernier. Pour lui, c’est « un checkpoint absolu ». Mais l’auteur parle aussi d’autres blocages, d’autres barrages. Des checkpoints invisibles, psychiques et affectifs, et pourtant tout aussi destructeurs. Les soldats qui appliquent la politique ségrégationniste de l’État d’Israël en sont d’ailleurs aussi les victimes. Le checkpoint « barre la route à la libération de la propre société opprimante et occupante », explique Bishara. Qui fait dire à un personnage israélien : « J’ai en moi un checkpoint intérieur, un couvre-feu intérieur, un état de siège intérieur, un bouclage intérieur qui me persécutent. »

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