Élections, acte III

Une présidentielle entachée de fraudes massives, le peuple dans la rue : un nouveau scrutin paraît inévitable.

Publié le 5 décembre 2004 Lecture : 6 minutes.

Dans le camp des « orange » (l’opposition), l’optimisme gagne du terrain. Non seulement les Ukrainiens sont de plus en plus nombreux à venir grossir ses rangs, mais les institutions se rangent à l’évidence : l’élection présidentielle du 21 novembre a été entachée de fraudes inacceptables. Le Premier ministre Viktor Ianoukovitch, poulain du président sortant Leonid Koutchma, a volé sa victoire. Le Parlement a voté une motion de défiance le 1er décembre, entraînant la chute du gouvernement. Le 3, la Cour suprême devait se prononcer sur une éventuelle invalidation du scrutin.
L’ampleur de la protestation populaire semble porter ses fruits. Des centaines de milliers de partisans du candidat de l’opposition libérale, Viktor Iouchtchenko, manifestent dans les villes de l’Ouest. À Kiev, la capitale, ils bravent la neige et des températures inférieures à 0 °C. Bien décidés à ne rentrer chez eux que lorsque la date d’une nouvelle élection sera fixée.
L’événement couvait depuis des mois. Les Ukrainiens étaient sûrs que Iouchtchenko remporterait l’élection mais que Ianoukovitch serait déclaré vainqueur. Et qu’ils devraient descendre dans la rue pour tenter de jouer un scénario déjà vu en Géorgie en novembre 2003 : une révolution en douceur. Chacun s’y préparait, aussi n’y a-t-il eu ni débordements, ni excès d’ivresse sur la voie publique, autant d’idées reçues qui collent à la peau des Ukrainiens depuis des lustres.
Si, en 1991, le pays a arraché son indépendance à une Union soviétique moribonde, il est peut-être en passe de la « gagner » véritablement. Et ce en dépit des oiseaux de mauvais augure qui prédisaient une partition du pays entre un Sud-Est prorusse, industriel et prospère, et un Nord-Ouest pro-occidental, agricole et pauvre. Or on entend les Kiéviens entonner des hymnes à la gloire de « l’union indestructible » de toutes les composantes du pays.
Cet aspect est essentiel. Iouchtchenko doit, en effet, éviter d’être taxé de « nationalisme ». Un défaut rédhibitoire, qui marque le repli identitaire, le rejet de la langue de Pouchkine et des ressortissants russes, installés dans le pays depuis des décennies. Iouchtchenko doit faire oublier qu’il est ukrainophone, mais aussi de confession orthodoxe et fidèle au patriarcat de Kiev. Lequel n’est pas reconnu par le Patriarche de Moscou. Pour « aggraver » son cas, le patriarcat de Kiev a signé un traité d’amitié avec l’Église catholique de rite grec (uniate) soutenue par Jean-Paul II. Celui-ci a exprimé sans ambages son soutien à l’opposition. À sa suite, la très catholique Pologne s’est engagée dans une médiation. Dès les premières manifestations, on a pu voir l’ancien président polonais Lech Walesa brandir, au côté de Iouchtchenko, un poing symbolique, comme au temps où lui-même et son syndicat, Solidarnosc, oeuvraient à la chute du gouvernement prosoviétique. Aujourd’hui, son successeur, Alexander Kwasniewski, participe aux négociations avec le président lituanien Valdas Adamkus. Ce n’est guère étonnant, les États baltes (Lituanie, Lettonie et Estonie) ayant été parmi les premières républiques à sortir de l’URSS à partir de 1989.
Cette époque de reconquête des indépendances était propice à l’expression des nationalismes. L’Ukraine n’y a certes pas échappé. Mais, aujourd’hui, les scores obtenus par Iouchtchenko dans le centre du pays et dans les régions de Soumy et de Poltava, au nord-est, majoritairement peuplées de russophones, prouvent que la barrière de la langue et de l’origine n’est pas insurmontable.
Lui-même est né du côté de Soumy, en 1954, de parents instituteurs. Il a épousé en secondes noces une Américaine d’origine ukrainienne et, chef d’une famille de cinq enfants, aime à poser en père attentif sur les affiches électorales. Mais ce qui a surtout frappé les Ukrainiens, c’est la mystérieuse maladie qui l’a contraint à interrompre sa campagne pendant plusieurs semaines. À sa sortie de l’hôpital, Iouchtchenko avait perdu son look de playboy : peau du visage noircie et comme grêlée par la petite vérole, cernes boursouflés, cheveu hirsute… Infection herpétique ou indigestion alimentaire , affirmaient les médias officiels pendant que l’opposition criait à l’empoisonnement. L’énigme, loin d’être résolue, aura auréolé le fringant fonctionnaire de la couronne du martyr.
C’est à la Banque centrale ukrainienne, qu’il a présidée de 1993 à 1999, que Iouchtchenko connaît ses premiers succès, grâce à la maîtrise de l’inflation et au lancement de la monnaie nationale, la hryvnia. Premier ministre d’un gouvernement libéral entre 1999 et 2001, il procède à de grandes privatisations, veille au versement régulier des salaires et des retraites et lutte contre la corruption. Une politique qui vaut à sa formation, Notre Ukraine, une coalition de centre droit, de devenir la première force politique du pays et de remporter les législatives de 2002. Le credo de Iouchtchenko l’amène à se rapprocher de l’Occident, pour la plus grande joie de ses supporteurs, qui veulent tourner la page de l’ère soviétique.
Cela n’est guère du goût des oligarques proches de Leonid Koutchma. Encore moins de celui du président russe Vladimir Poutine, pour qui une victoire de Iouchtchenko constituerait un désaveu cinglant. Ses visites en Ukraine, en pleine campagne électorale, les 28 octobre et 12 novembre, au cours desquelles il a soutenu le candidat Ianoukovitch, et ses félicitations adressées à celui-ci avant même la proclamation des résultats ne laissaient aucun doute sur les relations qu’il entendait continuer à entretenir avec son petit – et théoriquement indépendant – voisin.
De fait, les intérêts économiques russes sont très importants en Ukraine, notamment dans les secteurs de l’armement, des machines-outils, de la chimie et dans le domaine énergétique. Une partie de la flotte russe mouille dans les ports de Crimée. Ces données en tête, Iouchtchenko n’envisage pas de se couper de la Communauté des États indépendants (CEI), entité supranationale qui regroupe la plupart des pays issus de l’URSS.
Pour l’heure, l’enjeu se situe avant tout sur le terrain de la démocratie. En Occident, les réactions ont été, dans l’ensemble, favorables à Iouchtchenko. Colin Powell, le secrétaire d’État américain, a déclaré ne pas accepter le résultat officiel. Les États-Unis et l’Europe, représentée par l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), le Conseil de l’Europe et l’Union européenne ont harmonisé leurs positions, sonnant le glas de l’entente cordiale en vigueur depuis quatre ans avec Poutine. La connivence d’intérêts qui avait fait fermer les yeux sur les 330 morts de la prise d’otages de Beslan (Ossétie du Nord), en septembre dernier, pourrait ne pas résister à une mainmise autoritaire de la Russie sur l’Ukraine.
Car des inquiétudes demeurent sur une éventuelle intervention militaire russe. Seuls les médias, brusquement affranchis du joug de la censure gouvernementale, ont permis aux analystes d’expliquer pourquoi la Russie, incapable de s’imposer militairement en Tchétchénie, n’avait aucune chance de dominer l’Ukraine. D’autant qu’on a vu la police et les forces spéciales prendre, en plusieurs occasions, le parti de Iouchtchenko.
La vague orange n’a cependant pas recouvert tout le pays. La région orientale du Donbass et le Sud jusqu’à la frontière moldave en passant par la Crimée soutiennent Ianoukovitch, lequel orchestre un début de chantage à la sécession. Il sera donc essentiel que ces populations acceptent le futur président.
La solution la plus appropriée consiste à organiser un nouveau scrutin. L’opposition plaide pour un troisième tour entre les deux candidats, qui permettrait à Iouchtchenko de surfer sur son actuelle popularité et de l’emporter. Mais Koutchma préfère organiser une nouvelle élection à deux tours, d’ici à trois mois. Cette solution lui permettrait de présenter un candidat plus acceptable que Ianoukovitch. Avec le risque que les mécontents se tournent vers une personnalité plus radicale, comme la Pasionaria de l’opposition Ioulia Timochenko, qui n’hésiterait pas à se présenter, au risque de faire éclater la coalition. La marge de manoeuvre du leader de la « révolution orange » reste étroite.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires