L’addition

Montant pour le pays des dégâts occasionnés par les violences antifrançaises : entre 30 milliards et 40 milliards de F CFA. Sans compter les conséquences à court et à moyen terme.

Publié le 5 décembre 2004 Lecture : 6 minutes.

« Fermé jusqu’à nouvel ordre ». Le message, laconique, affiché sur le mur d’une PME du Plateau, le quartier d’affaires d’ Abidjan, n’est qu’un exemple parmi tant d’autres des conséquences des manifestations des « Jeunes patriotes », les 6, 7 et 8 novembre, à l’appel de leur leader Charles Blé Goudé et de certains dirigeants du Front populaire ivoirien (FPI), au pouvoir. Si les gratte-ciel rutilants d’Abidjan n’ont pas disparu du paysage, nombre de leurs bureaux sont aujourd’hui déserts. Celle qu’on appelait au temps de sa splendeur le petit « Paris de l’Afrique » a perdu beaucoup de son lustre et une grande partie de son âme.
Tous les opérateurs économiques, français, libanais, et surtout ivoiriens, condamnent ces terribles journées – qualifiées de « danse des sorciers » – qui coûteront à la Côte d’Ivoire, déjà affaiblie par cinq années de crise, entre 30 milliards et 40 milliards de F CFA. Et se demandent comment le pays se remettra de ce nouveau coup dur. Sans même oser se projeter dans le futur, les opérateurs en sont réduits à panser leurs plaies et à dresser l’inventaire des dégâts sous la houlette des représentants des différents corps du patronat. Selon le bilan partiel, établi par la Chambre ivoirienne du commerce et de l’industrie (Cici), les pillages et autres actes de vandalisme ont provoqué la destruction totale ou partielle de 120 entreprises. On estime que 15 000 personnes ont perdu leur emploi. Les sociétés de télécommunication et d’informatique, les intérêts français, mais aussi les magasins libanais et ivoiriens, sont les plus touchés. Les multinationales ont mis leurs cadres en sécurité à l’étranger : Marlboro à Dakar, Bolloré et Bouygues en Europe, Coca-Cola à Casablanca.
« Il n’est pas question de revenir tant que les conditions de sécurité ne sont pas satisfaisantes », indique Michel Tizon, président de la Chambre de commerce française en Côte d’Ivoire, à laquelle sont affiliées 150 petites et moyennes entreprises. Les opérateurs économiques craignent une reprise des troubles le 15 décembre, date à laquelle les Nations unies doivent annoncer les sanctions prises (interdiction de voyager, gel des avoirs de plusieurs caciques du régime…).
« Dans tout État de droit, l’appel à la rue pour des marches et autres manifestations doit être encadré, et la protection ainsi que la sécurité des biens assurées par les pouvoirs publics », a indiqué le président du patronat ivoirien, Diack Diawar, qui demande que l’addition soit payée par l’État. Une requête d’autant plus légitime que certains éléments des forces de l’ordre sont directement impliqués dans les pillages. Face à la grogne générale, les autorités tentent de rassurer les opérateurs et ont promis de sécuriser leurs activités et de mettre en oeuvre des mesures d’allègement fiscal. Le pourront-elles alors que les caisses de l’État sont quasiment vides ? Et même si elles le pouvaient, le mal est fait. Le cacao et le café sortent au compte-gouttes à cause des problèmes d’acheminement jusqu’aux ports du Sud et des réticences des armateurs – ils ne veulent pas payer les primes exorbitantes demandées par les compagnies d’assurance.
Le Port autonome d’Abidjan (PAA) n’accueille plus qu’un ou deux bateaux par jour au lieu de huit avant les événements. De nombreuses marchandises sont détournées vers les ports voisins de Tema et d’Accra au Ghana, de Cotonou au Bénin et de Lomé au Togo. L’Organisation centrale des producteurs/exportateurs d’ananas et de bananes (Ocab) déplore la défection des navires marchands, qui entraîne le pourrissement des fruits sur les quais. L’activité thonière s’est installée au Sénégal et au Togo. Selon Marcel Gossio, le directeur général du PAA, les pertes globales se chiffrent à 16 milliards de F CFA, sans compter le manque à gagner en termes de recettes douanières.
Et il ne s’agit là que de la partie visible de l’iceberg. Perte de confiance des investisseurs et des entrepreneurs, baisse générale de l’activité, annulation de commandes, augmentation du risque-pays… Les conséquences à court et à moyen terme sont considérables.
Les grandes banques de la place – SGBCI, Bicici, Sib et Biao se contentent d’assurer les opérations courantes. « Nous ne prendrons aucun risque sur le marché financier tant que nous n’aurons pas de garantie de sécurité pour nos activités », explique un responsable de l’Association professionnelle des banques et établissements financiers de Côte d’Ivoire (Apbef-CI). Les PME sont particulièrement pénalisées : « Nous avons des difficultés pour obtenir des devises. Les banques n’accordent plus de crédits, rejettent les chèques au moindre découvert. Nous n’avons plus aucune souplesse », déplore Daniel Brechard, président du Mouvement des petites et moyennes entreprises (MPME). L’avenir de plusieurs PME, dont l’activité a baissé de 30 % à 50 %, est compromis. Le matériel de maintenance n’arrive plus à destination, les fournisseurs et les clients n’ont plus confiance.
Du côté des assureurs, on refuse de régler la facture des derniers pillages et dégradations, assimilés à « des actes de guerre ». « Nous avons déjà dû rembourser les entreprises qui ont fait l’objet de pillages de la part des « Jeunes patriotes » après la signature des accords de Marcoussis en janvier 2003 », indique Dicoh Balamine, secrétaire général adjoint de l’Association des sociétés d’assurance de Côte d’Ivoire (Asa-CI). Par ailleurs, les partenaires européens ne veulent plus couvrir le « risque Côte d’Ivoire ».
Au niveau du transport terrestre des marchandises, la situation n’est guère plus reluisante. Les déplacements à l’intérieur du pays sont réduits. L’acheminement des produits avec la multiplication des barrages et le zèle des fonctionnaires entraîne des surcoûts importants. Le prix du transport passagers en bus d’Abidjan à Bouaké est passé de 2 500 à 6 500 F CFA. À la crise s’ajoute la hausse du prix de l’essence. Le président du Syndicat national des transporteurs de marchandises en Côte d’Ivoire (SNTM-CI), Kassoum Coulibaly, réclame une réduction des taxes de l’État sur les carburants pour alléger les charges des transporteurs.
En zone occupée par les Forces nouvelles, les événements du mois de novembre ont aggravé la situation déjà peu enviable des opérateurs économiques. La rébellion a intensifié le contrôle des chargements, ce qui entraîne des délais d’acheminement plus importants et la dégradation des marchandises. « Il faut payer entre 500 et plus de 1 000 F CFA à chaque fois », témoigne un conducteur qui a répertorié plus de vingt barrages entre Ouangolodougou, à la frontière du Burkina, et Bouaké. Dans le fief des rebelles, le prix des denrées a fortement augmenté du fait de la baisse des approvisionnements. Les chauffeurs de taxi ont vu leurs recettes divisées par quatre (de 40 000 à 10 000 F CFA). Aucune banque ne fonctionne. Ce qui pose des problèmes aux sociétés cotonnières qui ne peuvent disposer de liquidités pour payer les producteurs. La campagne d’égrenage a débuté au ralenti en novembre. Les pièces de rechange manquent cruellement. Plusieurs camions immatriculés dans le Nord ont été incendiés par les « Jeunes patriotes » dans le sud du pays.
« Nous faisons tout pour faire tourner les usines et ne pas mettre au chômage nos employés. Mais la situation est difficile, d’autant que le cours de la fibre de coton est au plus bas sur le marché mondial », explique Soro Seydou, directeur général de l’Union régionale des entreprises coopératives de la zone des savanes (Urecos-CI).
En raison de la gravité de la situation, les partenaires de la Côte d’Ivoire ont également organisé leur repli. La Banque mondiale et le Fonds monétaire international ont suspendu leurs décaissements. L’Union européenne a réduit son portefeuille d’activités. Seule la Chine semble disposée à porter secours à l’économie ivoirienne, ou plutôt à s’engouffrer dans la brèche ouverte par le départ de nombreux chefs d’entreprise.
« Les hommes d’affaires chinois sont présents dans les hôtels », témoigne un journaliste français travaillant à Abidjan. Pékin a offert fin novembre plus de 1 milliard de F CFA de dons à la Côte d’Ivoire pour le financement de projets qui restent à déterminer. Quelle est la contrepartie de cette offre ? Mystère : rien n’a filtré des tractations entre les autorités ivoiriennes et l’empire du Milieu.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires