Le poids des mots, le choc des clichés

Publié le 5 août 2007 Lecture : 6 minutes.

Politesse ? Frilosité ? Soumission ? En dehors d’Alpha Oumar Konaré qui l’a qualifié de « discours d’une autre époque », pas un seul responsable politique d’envergure d’Afrique francophone n’a osé critiquer le sidérant « discours à la jeunesse » prononcé par Nicolas Sarkozy le 26 juillet à Dakar. On connaît, certes, la technique du président français, expérimentée avec brio pendant sa campagne électorale : choquer, provoquer, crever l’abcès pour que le vrai débat s’ouvre. En soi, la démarche est saine en ce qu’elle est supposée, en l’espèce, nous délivrer de décennies de répétitivité chiraquienne et trancher sur la langue de baobab autosatisfaite qui est encore, hélas, l’apanage de la plupart des chefs d’État du continent. Encore faut-il pour cela être dans le temps historique, ne pas se tromper d’époque ni de moment, bref qu’il y ait matière à débat.
Dans la France de 2007, le discours sarkozien tombait manifestement à pic. En Afrique, il tombe à plat. L’opportunité, le choix des mots, l’intimité avec son sujet : c’est toute la différence entre un discours qui demeure « historique », comme celui de De Gaulle à Brazzaville ou celui de Mitterrand à La Baule, et celui-là. C’est toute la différence, aussi, entre deux « plumes » présidentielles : Henri Guaino et Erik Orsenna.
Républicain mystique et exalté, eurosceptique et gaullo-social, Guaino bénéficie à l’Élysée d’un bureau contigu à celui de Nicolas Sarkozy. C’est à ce dernier et à lui seul qu’il adresse sa prose et lui seul, dit-on, a le droit de la retoucher. Pourquoi pas. À condition d’écrire juste, bien sûr, ce qui, ici, n’est pas le cas. Car il y a plus ennuyeux que les phrases qui choquent dans ce discours de Dakar. Il y a le fait qu’il s’agit d’un texte hors sujet et à côté de la plaque. Guaino a entraîné son chef, qui a de l’Afrique une connaissance encore fraîche et approximative, dans toute une série de considérations et de faux débats d’intellectuels parisiens qui ne concernent absolument pas cette « jeunesse africaine » – apparemment abstraite et factice – à laquelle il était censé s’adresser.
Première erreur d’appréciation : l’obsession du refus de la repentance pour la période coloniale, ramenée à une sorte de malentendu entre colonisateurs et colonisés. Mais qui, en Afrique subsaharienne, demande à Nicolas Sarkozy de se repentir ? Les Africains savent beaucoup mieux que lui ce que la colonisation leur a fait – et éventuellement apporté. Ils savent mieux que lui ce que les drames qu’ils ont vécus doivent au découpage arbitraire de leur espace géopolitique, mieux que lui la responsabilité des colons belges dans le génocide rwandais, mieux que lui les méthodes utilisées par l’administration coloniale française pour truquer et manipuler la plupart des scrutins « démocratiques » qui précédèrent les indépendances, mieux que lui les germes de la corruption électorale qui furent alors semés et qui préfiguraient la grande corruption marchande à laquelle se sont livrées la quasi-totalité des sociétés françaises dès le début des années 1960.
Les Africains savent tout cela et ils ont tourné la page. Ce qui les intéresse et les concerne est ailleurs : c’est leur avenir. Quand Nicolas Sarkozy leur reproche de vivre dans le passé, n’est-ce pas de lui-même qu’il parle ? Croit-il réellement que le débat sur l’esclavage, les réparations et l’Histoire mythique du continent, qui agite un petit cercle d’intellectuels afro-antillais de France, intéresse cette jeunesse d’Afrique qu’il a d’ailleurs failli tutoyer dans son discours, avant d’y renoncer in extremis ?
Autre anachronisme du discours de Dakar : l’exaltation culturaliste de l’Afrique ancestrale, tam-tam et négritude, mère des arts modernes, citations de Senghor et de Camara Laye à l’appui. Étrange. Du sous-Malraux écrit par un sous-Régis Debray. Un fatras de clichés dignes de la littérature coloniale, débouchant sur des mises en garde proprement surréalistes : « Ne cédez pas à la tentation de la pureté, parce qu’elle est une maladie de l’intelligence », dit Sarkozy à la « jeunesse d’Afrique », attention à « la haine de soi qui débouche toujours sur la haine des autres », sans oublier le « je suis venu vous dire que vous n’avez pas à avoir honte des valeurs de la civilisation africaine ».
De quelle pureté, de quelle haine et de quelle honte parle-t-il ? Où Henri Guaino est-il allé chercher cela ? Au mieux, on parlera de psychologie de bazar et de déconnexion de la réalité. Au pire Car il y a pire : sans se soucier de la contradiction, Nicolas Sarkozy, quelques paragraphes plus bas, fait de cette culture qu’il vient de mythifier le principal obstacle au développement du continent. Cible : le paysan africain, qui « ne connaît que l’éternel recommencement du temps », « la répétition sans fin des mêmes gestes », le paysan puis l’homme, l’homme africain « immobile » qui « jamais ne s’élance vers l’avenir », l’homme puis l’Afrique elle-même dont le défi est de « cesser de toujours répéter, de toujours ressasser ». Cette postface, enfin, en guise de solde de tout compte : « L’Afrique est devenue un mythe. »
On reste confondu devant un tel catalogue de stéréotypes tout droit sortis de L’Afrique des idées reçues, cet excellent ouvrage collectif dont nous rendrons compte dans notre prochaine édition et que le président français serait bien inspiré de lire pendant ses vacances – en particulier en ce qui concerne les capacités de renouvellement et d’innovation du monde rural africain. Il y a soixante ans, à l’aube de la décolonisation, un géographe belge écrivait ceci : « Le Noir n’a pas de buts. La passion de découvrir, de forcer, de modifier la nature, la passion cartésienne et industrieuse de l’Occident blanc lui est étrangère. Il suit, par contrainte ou entraînement. Mais le cur n’y est pas. Ainsi vit l’Afrique. » Et ainsi pense Nicolas Sarkozy – à moins, peut-on espérer, qu’il ne pense pas toujours ce qu’il dit, a fortiori ce qu’il lit.
Pour oser, Nicolas Sarkozy a osé. Aucun chef d’État français et aucun responsable européen ne s’était avant lui aventuré sur un terrain aussi glissant. Pour une rupture, c’en est une, et peut-être, après tout, était-ce là l’unique but recherché : plaire non pas aux Africains, mais aux Français, avec un discours qui est un peu l’équivalent de celui que les néoconservateurs américains développent à l’endroit du monde arabe. Reste que les passages les moins contestables de l’allocution de Dakar, quand le président français assure la jeunesse africaine de son soutien, si elle décide de choisir « la démocratie, la liberté, la justice et le droit » (en douterait-il ?), sont très largement occultés par une phraséologie qui a dû se faire retourner Cheikh Anta Diop dans sa tombe.
Ainsi en va-t-il du concept d’Eurafrique, présenté comme une nouveauté, un « grand dessein commun » et le modèle de « ce que veut faire la France avec l’Afrique », par un Nicolas Sarkozy lyrique, qui conclut là-dessus son discours. Personne, apparemment, ne lui a dit que cette « trouvaille » d’Henri Guaino était en réalité une tarte à la crème des années 1950 et un concept néocolonial présenté à l’époque comme un projet alternatif aux indépendances et une tentative de relégitimation de la présence française en Afrique. L’Eurafrique est depuis tombée aux oubliettes de la petite Histoire et nul, à commencer par les secrétaires d’État Rama Yade et Jean-Marie Bockel, qui ont lu ce discours avant de l’entendre et en ont été « émus », n’a trouvé à y redire. Dommage.
Autant le discours de Cotonou du candidat Sarkozy, en 2006, avait quelque chose de novateur, de fécond et de stimulant, autant celui du président Sarkozy, un an plus tard à Dakar, est inutilement provocateur et fondamentalement passéiste. On ne va pas à la rencontre de l’Afrique compliquée avec des idées simplistes et des clichés dépassés, même rhabillés de neuf par la plume passionnée d’un Henri Guaino. Le risque est trop grand de se « planter », de décevoir et d’aggraver les symptômes d’une autre rupture : celle qui éloigne chaque jour un peu plus la jeunesse d’Afrique d’une France qui n’a plus que des leçons inutiles à lui offrir.

* Retrouvez les analyses et les réactions de François Soudan sur son blog « Courrier Sud » (http://soudan.blog.jeuneafrique.com/index.php).

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