Dans les geôles de Kadhafi

Libéré le 24 juillet en même temps que les cinq infirmières bulgares, Achraf Joumaa Hajouj, le « médecin palestinien », a rencontré un envoyé spécial du New York Times. Il raconte ses huit ans de cauchemar.

Publié le 5 août 2007 Lecture : 4 minutes.

C’est dans les jardins de la résidence présidentielle de Boyana, à Sofia, près du mont Vitocha, qu’Achraf Joumaa Hajouj, le médecin palestinien libéré le 24 juillet avec les cinq infirmières bulgares, m’a raconté les huit années d’horreur qu’il a vécues en Libye, après son arrestation et sa condamnation à mort pour avoir « délibérément » inoculé le virus du sida à 438 enfants. Il parle anglais avec un fort accent, entrecoupé d’expressions bulgares apprises de ses codétenues. Aujourd’hui âgé de 38 ans, ce fils d’un professeur de mathématiques et d’une informaticienne venus s’installer en Libye en 1971 n’a dû son salut qu’à la naturalisation que lui a proposée la Bulgarie, le 19 juin.
En 1998, la ville de Benghazi, où Hajouj faisait ses études de médecine, était un bastion de l’opposition. Les attentats islamistes et les échanges de coups de feu avec la police y étaient fréquents. Il y avait des barrages tous les 500 mètres et les hôpitaux regorgeaient de victimes des brutalités policières. À l’hôpital, le service des urgences était sous pression. Les interventions chirurgicales se faisaient sans gants, parce qu’il n’y en avait pas, et les praticiens étaient souvent contaminés. Quarante pour cent des médecins de Benghazi étaient atteints de l’hépatite B.
Hajouj reçoit, pour la première fois, la visite de la police le 13 décembre 1998, alors qu’il est en stage dans le service de gynécologie. Il est invité à se présenter au commissariat pour « répondre à certaines questions ». Le lendemain, on lui demande pourquoi il se montre aussi « affectueux » avec les enfants dont il s’occupe, à l’hôpital, dans le cadre de ses études de pédiatrie. « Que voudriez-vous que je leur fasse, que je leur torde le cou ? » aurait-il répondu. Il est maintenu trois jours en cellule, avec des détenus de droit commun, le temps de le soumettre à un test VIH qui se révèle négatif.
Deux jours plus tard, il est convoqué à Tripoli par le policier chargé de l’enquête sur les enfants infectés. Celui-ci lorgne avec envie les vêtements bien coupés, la cravate et la montre en or que l’argent de ses parents lui permet de s’offrir. « Il était évident, me dit Hajouj, que ce policier ne supportait pas l’idée qu’un étranger, un réfugié palestinien, puisse s’offrir pareil luxe. » Il obtient l’autorisation de rendre visite à sa famille, au moment du ramadan, puis de retourner à la fac de médecine. Il lui reste deux mois pour terminer ses études et décrocher son diplôme lorsque, le 29 janvier 1999, il reçoit une nouvelle convocation.
Menotté, la tête recouverte d’un capuchon noir, il est jeté dans le coffre d’une voiture et conduit à Tripoli, où il se retrouve dans une cellule avec ses seuls sous-vêtements. Personne n’entendra plus parler de lui pendant dix mois. « Moi, pendant huit ans, je n’ai pas écrit un seul mot, j’ai juste essayé d’oublier », raconte-t-il aujourd’hui. Une rencontre avec le général Harb Amer Derbal, le grand patron de la police libyenne, lui fait comprendre qu’il est victime d’une machination politique.
Transféré dans une école de dressage pour chiens policiers, Hajouj est, pendant quelque temps, enfermé avec des dogues que ses gardiens excitent contre lui, entre deux passages à tabac. Un jour, au lieu de lui apporter à manger, ils arrivent avec une barre de fer autour de laquelle ils l’attachent, par les chevilles et les poignets, puis le font tourner « comme un poulet rôti », dit-il.
Pendant les interrogatoires, il est allongé pieds et poings liés, entièrement nu. On lui pose des électrodes sur toutes les parties du corps, « y compris les plus intimes », et on lui envoie des décharges électriques avec un téléphone de campagne à manivelle. Une variante consiste à lui attacher les parties génitales avec des câbles électriques et, ainsi ficelé, à le traîner dans la cour. Ou bien, à lui taper sur l’estomac jusqu’à le faire vomir, et à l’obliger à lécher ses vomissures. Pendant des mois, il est contraint de dormir à genoux, les mains attachées derrière le dos. Souvent, les séances nocturnes de torture ne prennent fin qu’avec l’appel à la prière du matin, lancé d’une mosquée voisine.
Ce régime dure jusqu’au 20 novembre 1999, date à laquelle, pour la première fois depuis dix mois, il est autorisé à voir sa famille. Quelques jours plus tard, il rencontre pour la première fois un avocat. Promené de prison en prison jusqu’en février 2002, il se retrouve, en juin 2004, en résidence surveillée avec les cinq infirmières bulgares, grâce à l’intervention de la Fondation Kadhafi. « C’était le paradis, raconte-t-il. Chacun avait sa chambre climatisée, avec téléphone et télévision par satellite. Plus des fruits, des légumes, du fromage, des cigarettes envoyés par le gouvernement bulgare. »
Nouveau coup dur, après la condamnation à mort de mai 2004 : le transfert à la prison de Jdeida, à Benghazi, en compagnie de détenus de droit commun qui le traitaient d’assassin d’enfants.
Le 24 juin 2007, au matin, on lui apprend qu’il est libre et peut rester en Libye, s’il le désire. « Pour qui me prennent-ils ? s’exclame Hajouj, à ce moment de son récit. Moi, rester dans ce pays, après huit ans de cauchemar ? »

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