Kafka à Tripoli

Publié le 5 juin 2005 Lecture : 2 minutes.

C’est une affaire aberrante, kafkaïenne, à mi-chemin entre le thriller psychotique et le film d’épouvante. Ali el-Allous, président de la Haute Cour de Tripoli, qui devait, le 31 mai, se prononcer sur le pourvoi déposé par les cinq infirmières bulgares et le médecin
palestinien condamnés à mort il y a un an pour avoir « sciemment » inoculé le virus du sida à 426 enfants libyens (voir J.A.I. n° 2316), a donc décidé de s’accorder cinq mois
et demi de réflexion supplémentaire. La justice libyenne prendra-t-elle enfin en compte, d’ici au 15 novembre, les conclusions du rapport Montagnier-Colizzi, pourtant réalisé à la demande de Tripoli et qui conclut à une contamination purement accidentelle due à la mauvaise hygiène qui régnait alors (en 1998) à l’hôpital pédiatrique de Benghazi ? Ou continuera-t-elle à privilégier l’enquête sommaire effectuée par des experts libyens, confirmant la thèse des infanticides volontaires ? Dans un pays où le pouvoir judiciaire est tout sauf indépendant, il revient à Mouammar Kadhafi de « dire le droit ». Or le colonel n’est jusqu’ici jamais sorti de la théorie du complot qu’il a lui-même définie : il s’agit d’une infection massive commanditée par la CIA et le Mossad à titre expérimental afin de « décimer » la jeunesse libyenne.
Démagogique et manifestement destinée à détourner le champ des responsabilités, cette « explication » tout droit sortie des schémas et de la logorrhée des années 1970 a immédiatement pris auprès d’une opinion publique à la recherche effrénée de coupables. Dans un pays de 6 millions d’habitants, 426 familles endeuillées et toutes issues de la même ville, Benghazi, réputée frondeuse de surcroît, ce n’est pas rien. Un véritable lobby tribal s’est constitué autour des victimes 51 enfants sont déjà décédés et exige
à cor et à cri l’exécution des six condamnés. Piégé par sa propre irresponsabilité, le « Guide » se sent manifestement obligé d’en tenir le plus grand compte.
Comment sortir de cette impasse ? L’application de la peine de mort à l’encontre de présumés coupables dont les aveux partiels (et rétractés) ont été extorqués sous la
contrainte, voire la torture, mettrait immédiatement la Jamahiriya au ban des nations civilisées. Reste donc l’argent. Une première tentative de troc et de marchandage aurait
échoué en décembre 2004. Il n’est pas exclu que d’autres, tout aussi affligeantes, aient lieu. Otages dans le couloir de la mort, les infirmières bulgares, le médecin palestinien et les enfants libyens que le virus dévore ont une chose en commun : la malchance de vivre au royaume de l’absurde.

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