Voyage au cur des Mille Collines

Les provinces rurales présentent de fortes similitudes.

Publié le 5 mars 2006 Lecture : 11 minutes.

Après le génocide de 1994 et la chute du régime de Juvénal Habyarimana, une stratégie de sortie de crise a été adoptée par les nouvelles autorités où se mêlaient quête de stabilité politique, relance de l’appareil économique et consolidation de la paix dans les collines. Grâce à une période de transition, les institutions ont été mises en place : adoption d’une Constitution, organisation des élections locales, législatives et présidentielle, nomination d’un auditeur de la République aux prérogatives élargies en matière de contrôle de bonne gouvernance et de lutte contre la corruption. En matière de développement économique, un débat national a été lancé, dont la synthèse a été confiée à une équipe de technocrates. Ce travail, sanctionné par le document Vision 2020, esquisse la stratégie à suivre pour tripler, en moins de deux décennies, le revenu par habitant en le portant à 900 dollars en 2015, contre 290 en 1999. Cependant, le génocide a laissé de profondes cicatrices parmi la population. Les massacres se sont produits dans les quartiers et dans les collines, le plus souvent entre voisins ou entre collègues de travail. Le retour de la confiance entre gouvernants et gouvernés ne peut donc suffire. Car il s’agit surtout de faire en sorte que les Rwandais réapprennent à se parler. Depuis la fin du génocide, la population a peu à peu repris la parole. Débats sur le projet de Constitution, instauration des juridictions populaires, les gacaca Avec la décentralisation, l’idée est d’associer la population à la gestion de la chose publique. En inversant la pyramide décisionnelle, la population en âge de voter d’une cellule devient un parlement dont les sessions se tiennent dès que la nécessité l’impose. De quoi multiplier les moments d’échanges entre les habitants tout en garantissant leur participation à la gestion de leurs affaires.
À partir du 1er janvier 2006, le Rwanda nouveau se décline donc en quatre provinces entourant la capitale. La ville de Kigali intra muros a vu se greffer une partie de Gasabo et se décompose désormais en trois districts. Pour éviter toute sémantique ambiguë, le choix des noms des nouvelles entités administratives s’est inspiré exclusivement des points cardinaux. Quant à celui des chefs-lieux, le critère géographique a également été retenu : au centre de la province, même s’il ne s’agit que d’un gros bourg. Le Rwanda est un petit pays de 26 338 kilomètres carrés. Ses quatre provinces présentent de grandes similitudes en termes de potentialités et de géographie. Cela ne les empêche pas d’aspirer à une complémentarité économique. Chacune devra entretenir une spécificité qui la rendra utile aux autres. Chaque gouverneur, nommé par décret présidentiel, nourrit des ambitions pour sa province, ce qui devrait entretenir une saine émulation, bénéfique à l’économie nationale.

Il était une fois dans l’Ouest
Aucune région du Rwanda n’a été épargnée par le génocide de 1994. Toutefois, l’ouest du pays détient la palme, puisqu’il a également souffert de l’insécurité résiduelle consécutive au drame, qui a persisté bien après 1995. En effet, cette région est limitrophe de la République démocratique du Congo, où se sont réfugiés des génocidaires après leur déroute face aux troupes du Front patriotique rwandais (FPR). C’est pourquoi Moussa Fazil Harerimana a une priorité : consolider l’unité et la réconciliation. Pour avoir été préfet de Cyangugu durant près de deux ans, Moussa Fazil connaît bien les problèmes de la province dont il est le gouverneur depuis le 6 janvier 2006. Délimitée au nord par les monts des Virunga, un massif volcanique abritant les gorilles à dos argenté, au sud par le Burundi, ses frontières orientales sont dessinées par les contours du Parc national de Nyungwe, une superbe forêt dotée d’une faune et d’une flore uniques au monde, qui abrite les sources du Nil. La province de l’Ouest est subdivisée en trois districts dont le nom des chefs-lieux évoque de magnifiques paysages : Gisenyi, Cyangugu et Kibuye. Ce dernier situé entre les deux autres a été retenu comme chef-lieu de province. Ces trois villes se situent aux bords du lac Kivu, ce qui leur confère de fortes potentialités touristiques. D’ailleurs, Gisenyi est la ville la mieux dotée en capacités hôtelières, faisant pâlir de jalousie sa voisine congolaise, Goma.
Outre sa vocation agricole, la province occidentale (2,04 millions d’habitants) se distingue des autres par un tissu industriel certes embryonnaire, mais qui fait défaut ailleurs. Outre leur apport en termes d’emplois, la brasserie de Gisenyi et la cimenterie de Cyangugu sont de gros contribuables, ce qui fait de ces entreprises une source non négligeable pour le financement des projets de développement. Cependant, la spécificité de la province tient aux échanges commerciaux avec la RDC, le transport lacustre et la pêche. Rien ne vaut un plat d’isambaza, des éperlans frits, que propose le restaurant d’Eden Roc, le plus grand hôtel de Kibuye. Le lac Kivu fait partie de l’actualité morbide de la planète depuis quatre décennies. Mais très peu de gens savent que ses plages au sable blond, ses îles et ses massifs en forme de pain de sucre constituent une invitation au séjour. D’ailleurs, de nombreux touristes venus à la rencontre des gorilles de Virunga préfèrent résider à Gisenyi plutôt qu’à Ruhengeri, pourtant plus proche du site occupé par les primates.
« Nous avons la chance de ne pas partir de zéro en termes de développement, explique Moussa Fazil. Outre le tourisme, nous envisageons de consolider le potentiel agro-industriel, avec pour objectif de donner une valeur ajoutée à notre production agricole, notamment le café jusque-là exporté à l’état brut. » L’objectif est d’installer dans les prochaines années plus de quatre cents stations de lavage de cerises de café pour améliorer la qualité de l’arabica, spécialité de la province de l’Ouest. Tourisme et agroalimentaire seront les deux piliers de ce far west qui aspire aujourd’hui à la sérénité.

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« Le soleil se lève toujours à l’Est »
Depuis l’annonce du choix de leur ville comme chef-lieu de la province de l’Est, les habitants de Rwamagana ne cachent pas leur fierté. « Kigali n’existait pas encore quand notre cité disposait d’un réseau de voirie moderne », affirme Bosco, Rwamaganais de souche. Mais cet universitaire accompli est obligé de se rendre tous les matins à Kigali, distant de 50 kilomètres, pour travailler. Rwamagana ne peut proposer à tous ses fils du travail. Ancien comptoir commercial créé par des marchands arabes au XVIIIe siècle, la ville a perdu de son lustre d’antan, reléguée au rang de gros bourg, dans la périphérie d’une capitale en croissance continue. Ce n’est donc que justice si elle hérite du statut de chef-lieu de la province la plus importante en termes de superficie, englobant le Parc de l’Akagera, le « plat pays » du Rwanda. Sa population dépasse le million et demi de personnes réparties sur quatre districts. Passage obligé des échanges avec la Tanzanie, notamment avec le port de Dar es-Salaam, et l’Ouganda, cette province dispose de nombreux atouts.
Ses zones humides et ses 50 000 hectares de terres irriguées lui permettent d’occuper le premier rang en terme de production de riz, produit de consommation courante au Rwanda. Les grandes étendues de savane favorisent l’élevage bovin (400 000 têtes de bétail, 30 000 litres de lait quotidien) et caprin (la viande de chèvre est particulièrement appréciée). « Nous sommes encore très loin de ce que nos potentialités nous permettent d’espérer, affirme Théoneste Mutsindashyaka, gouverneur de la province orientale (voir p. 75). L’exploitation est encore au stade artisanal, un prolongement industriel s’impose. » Séparer les vaches laitières du reste de l’élevage, construire un grand abattoir moderne pour envisager de satisfaire le marché local et exporter vers les pays de la sous-région, améliorer la collecte de lait et réaliser des centrales capables de traiter la production afin d’augmenter sa durée de conservation et d’en tirer des produits dérivés, tels sont les objectifs de la province en termes de développement de l’élevage.
Le deuxième créneau à valoriser est le tourisme, national et international. Durant le week-end, les plages du lac de Muhazi sont prises d’assaut par de nombreux Kigalois en quête de baignade et de tranquillité. Uambo Beach est incontestablement l’endroit le plus couru. D’autres infrastructures sont en cours de réalisation pour absorber une demande de plus en plus forte. Quant au tourisme international, l’atout de la province a pour nom le parc de l’Akagera. La biodiversité de cette réserve naturelle est très attractive, d’autant qu’elle se situe à quarante-cinq minutes de l’aéroport international de Kanombe. Toutefois, la région manque cruellement de capacités hôtelières. L’écotourisme ne s’embarrasse pas de palaces cinq étoiles, mais même les espaces aménagés pour le camping aux abords des multiples lacs et du Parc de l’Akagera sont rares. « Il s’agit de multiplier les résidences de vacances, affirme Aimable, cadre originaire de la région, et de créer de nouvelles prestations avec l’aménagement des sites historiques et archéologiques. »
En termes de pauvreté et d’infrastructures, la province orientale ne se distingue pas des autres régions du pays. « Pour atteindre les Objectifs du millénaire [réduire de moitié le nombre d’habitants vivant avec moins de 1 dollar par jour, NDLR], nous n’avons d’autre choix que l’urbanisation des populations rurales, affirme le gouverneur Théoneste Mutsindashyaka. Pour cela, un seul remède : l’habitat regroupé. » En effet, la répartition spatiale de la population ne favorise pas la prestation des services publics : l’approvisionnement en eau potable, la distribution d’électricité ou l’accès aux centres de santé. Le regroupement des populations faciliterait l’accès aux écoles, souvent distantes des habitations de plusieurs kilomètres. « Mon projet est de faire de Rwamagana la deuxième ville du pays après Kigali, rêve tout haut Théoneste, cela réglerait bien des problèmes de développement durable. »

Pyrèthre et primates contre pauvreté au Nord
Boniface Racuga, ancien préfet de Ruhengeri, est aujourd’hui gouverneur de la province du Nord, une région présentée comme le grenier du Rwanda pour les performances de son agriculture, qui doit autant au travail de ses paysans qu’à la fertilité de ses terres volcaniques. Deux atouts distinguent cette province (1,56 million d’habitants) des autres régions du pays : le pyrèthre et les gorilles de Virunga.
En 1999, on comptait 300 cultivateurs de pyrèthre, produit de base utilisé pour la confection d’insecticides. Quatre ans plus tard, ce nombre avait atteint 26 000 planteurs, la surface cultivée passant de 150 à 3 000 hectares. Outre la disparition des abacengezi, nom donné aux rebelles infiltrés du Congo voisin, qui a contribué au retour des réfugiés sur leurs terres et à la reprise de leur activité, il y a eu l’effet Sopyrwa (Société de pyrèthre du Rwanda). Cette entreprise privée a entamé, en 2000, l’exportation de fèves sèches. En 2001, la Sopyrwa soumissionne, avec succès, lors de l’avis d’appel d’offres lancé à l’occasion de la privatisation de l’entreprise publique, paralysée depuis 1997 par la destruction partielle de son usine de traitement des fèves de pyrèthre. Coût de l’acquisition : 1,2 million de dollars. La réhabilitation de l’usine nécessite un investissement de 1,8 million de dollars qu’elle réalise sur un financement de la Banque rwandaise de développement (BRD). La surface plantée a été portée de 3 000 à 5 000 hectares, et s’étend à la région voisine de Byumba. La ville est aujourd’hui le nouveau chef-lieu de la province du Nord, qui dispose d’un second atout : les gorilles à dos argenté.
Les primates constituent une curiosité pour des milliers de touristes qui se rendent au nord du Rwanda. Paul Muvunyi, homme d’affaires, ne cache pas sa fierté d’avoir reçu dans le Gorilla Mountains Nest Lodge, le nouvel hôtel qu’il a réalisé à Kinigi, à 13 kilomètres de Ruhengeri, un membre de la famille Rockefeller. Outre la création d’une cinquantaine d’emplois directs, le complexe touristique permet à des dizaines de paysans d’écouler leur récolte quotidienne. Le Gorilla Mountains Nest atteint un respectable taux de remplissage de 80 %.
Les défis qui attendent Boniface Racuga, ses collaborateurs et les nouvelles autorités locales sont nombreux. Dans cette région caractérisée par une forte pluviosité, plus de 300 000 personnes n’ont pas accès à l’eau potable. Les dégâts occasionnés par les abacengezi (destructions d’infrastructures, incendies d’écoles et de centres de santé) handicapent toujours la province du Nord. La priorité du gouverneur ? Faire aboutir un projet de financement par la Banque mondiale d’un transfert d’eau du lac Kivu pour approvisionner Ruhengeri, Byumba et les autres centres urbains de la province. Coût de l’opération : 60 millions de dollars.

Le Sud entre culture et agriculture
Un Rwandais sur quatre vit dans la province méridionale, dont le chef-lieu est Nyanza, capitale royale jusqu’au milieu du XXe siècle. Outre la densité de sa population (plus de 600 personnes au kilomètre carré dans certains secteurs), la province du Sud est l’une des plus « urbanisées » du pays. Trois grandes agglomérations se suivent sur quelques dizaines de kilomètres : Gitarama, Bakagwa et Ruhango. Mais le plus grand centre urbain reste Butare, l’une des plus anciennes villes du Rwanda. Outre sa taille (plus de 200 000 habitants) et sa proximité avec le Burundi, Butare est connu pour son université, la plus grande du pays. Mais son statut de capitale du savoir est menacé par Bakagwa et son université, et les nombreux instituts que compte Gitarama. L’objectif affiché par le gouverneur Eraste Kabera est de faire de sa province une région à fort rayonnement scientifique. Sa priorité en matière de lutte contre la pauvreté est de construire une école par cellule et un lycée par secteur. De l’ouvrage en perspective.
Sans se détourner de l’agriculture qui occupe plus de 90 % de la population, Eraste Kabera entend promouvoir le regroupement des exploitations pour que les paysans puissent enfin accéder aux crédits bancaires et à la microfinance. « Les coopératives ont des vertus insoupçonnées, précise-t-il. Elles favorisent l’habitat regroupé que nous appelons imidugudu [des villages composés d’une centaine de familles, NDLR]. Cela nous permettrait d’améliorer les services que nous devons à nos administrés, d’une part, et, d’autre part, cela rationaliserait la gestion du foncier. Le regroupement des populations devrait libérer les surfaces consacrées à l’habitat pour qu’elles retrouvent leur vocation initiale : l’exploitation agricole dont la taille moyenne actuelle, moins de 0,8 hectare, ne permet aucune politique de modernisation ni d’industrialisation. » Un accroissement des surfaces permettrait d’intensifier l’exploitation et de doper les rendements.
Les projets de développement se bousculent dans la tête d’Eraste Kabera. Restent les problèmes de financement. La décentralisation confère aux autorités locales la gestion de la fiscalité. Mais les gros contribuables ne sont pas légion au Sud. C’est pourquoi le gouverneur envisage de faire financer le développement de sa province par le secteur privé en prenant des mesures incitatives pour séduire les investisseurs locaux, publics ou privés, et étrangers.
Si Nyanza devait un jour retrouver son lustre d’antan, elle le devra moins à la réhabilitation de son palais royal, désormais converti en musée de l’Histoire précoloniale, qu’au développement des instituts universitaires existants et à la modernisation des exploitations agricoles de la province.

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