Paix sur ordonnance

Dans le prolongement du référendum du 29 septembre 2005, le Conseil des ministres a adopté le projet de loi sur la réconciliation nationale.

Publié le 5 mars 2006 Lecture : 6 minutes.

Cinq mois après avoir été plébiscité lors du référendum du 29 septembre 2005, le projet de loi pour la paix et la réconciliation a été définitivement adopté au cours du Conseil des ministres du 27 février. Longtemps objet de controverse, la réconciliation à l’algérienne se trouve donc consacrée par une ordonnance assortie de trois décrets d’application.
Composé de sept chapitres, le texte s’articule autour de deux thèmes principaux :
1. L’amnistie (même si le terme n’est jamais utilisé par le législateur, qui lui préfère l’expression plus neutre d’« extinction des poursuites ») en échange de la reddition des membres des groupes islamistes armés, à l’exception de ceux qui se trouvent impliqués dans des massacres collectifs, des viols ou des attentats à l’explosif dans des lieux publics.
2. La « cohésion nationale », une notion nouvelle au nom de laquelle la nation se doit de témoigner sa reconnaissance aux « artisans de la sauvegarde de la République ». Autrement dit : aux agents de l’État impliqués dans des « disparitions forcées ». Toute plainte visant des « éléments des forces de défense de la République » concernant des « actions menées en vue de la protection des personnes et des biens, de la sauvegarde de la nation et de la préservation des institutions » sera donc déclarée irrecevable. Pis : l’ordonnance introduit une disposition visant à pénaliser « toute utilisation ou instrumentalisation de la tragédie nationale dans le dessein de porter atteinte aux institutions, de fragiliser l’État, de nuire à l’honorabilité de ses agents [] ou de ternir l’image de l’Algérie au plan international ». La paix et la réconciliation passent donc par l’absolution des maquisards islamistes et par la consécration de l’impunité pour tous les « dépassements » commis par l’autre camp : voies de fait, relégation administrative de suspects dans des camps en plein désert, tortures ou exécutions sommaires lors d’opérations antiterroristes.
Cette disposition est vigoureusement dénoncée par Nacéra Dutour, la présidente de l’association SOS Disparus. « C’est une honte pour notre pays, s’emporte-t-elle, mais rien ne nous empêchera de réclamer justice contre ceux qui ont enlevé nos enfants. » L’ordonnance du 27 février prévoit d’indemniser les ayants droit des personnes disparues. Si la majorité des familles accepte cette idée, d’autres la rejettent catégoriquement. « Je n’ai que faire de l’argent de l’État, sanglote une mère de famille, j’ai besoin de savoir pourquoi mon fils a été arrêté en 1993. Et pourquoi je n’ai depuis aucune nouvelle. La seule réparation qui vaille est morale. S’il a été exécuté, je veux savoir où, quand et par qui. » Les familles de victimes des islamistes rejettent elles aussi les textes d’application. Cherifa Khedar, qui préside l’association Djazaïrouna (« Notre Algérie »), estime ainsi que « ce texte est en complète contradiction avec les conventions internationales ratifiées par l’Algérie ».
Bref, même si son principe a été approuvé par voie référendaire à une écrasante majorité (85 %), la nouvelle loi, telle qu’elle est formulée, choque certains, qui acceptent, par exemple, très difficilement que des maquisards déjà condamnés puissent bénéficier de commutations ou de réductions de peines, voire d’une indemnisation. Mais les associations qui les défendent ont peu de chances de mobiliser l’opinion en leur faveur. Quant à la classe politique, elle s’en tient à un silence prudent, ce qui se comprend puisque le débat est censé être clos depuis le référendum.
Seule la direction du Front des forces socialistes (FFS), d’Hocine Aït Ahmed, multiplie les critiques, mais son attitude est apparemment mal comprise par la base. « Hormis la réhabilitation politique du Front islamique du salut [FIS], la loi reprend tous les éléments figurant dans la plateforme de Sant’Egidio [la communauté catholique qui, en 1995, tenta de favoriser une solution politique à la crise, NDLR], que nous avons signée. Je ne comprends pas les réticences de notre direction », commente un militant. En fait, le FFS accepte mal l’impunité promise aux membres des forces de l’ordre, qu’il considère comme un déni de droit.
L’entourage d’Abdelaziz Bouteflika balaie l’argument d’un revers de main. : « Il s’agissait, explique un collaborateur du chef de l’État, de mettre fin à une crise qui a fait plusieurs dizaines de milliers de victimes, sans parler des centaines de milliers de veuves, d’orphelins et d’handicapés, qui a gravement endommagé le tissu social, bouleversé l’équilibre entre villes et campagnes, coûté plus de 38 milliards de dollars à l’économie et isolé durablement notre pays. Nous avons étudié tous les processus de sortie de crise mis en uvre sous d’autres cieux, de l’Afrique du Sud à l’Amérique latine. Le président, en son âme et conscience, a choisi une solution et l’a soumise au suffrage universel, qui l’a légitimée. Je comprends la douleur des familles, les deuils inachevés, mais la crise n’a épargné personne, et la majorité a tranché pour le pardon. Pour un nouveau départ. »
Au fond, en plébiscitant le projet de Bouteflika, les Algériens ont choisi la paix au détriment de la justice. Ce que certains militants pour les droits de l’homme n’arrivent pas à admettre. Boudjemaa Ghechir, par exemple, juge impossible d’imposer la réconciliation par la force. « La paix ne s’impose pas, tranche-t-il, elle se mérite et passe par l’établissement de la vérité. »
Le nouveau texte s’inscrit à l’évidence dans le droit fil de la loi sur la Concorde civile promulguée le 13 janvier 2000. Cette dernière avait eu pour dangereuse conséquence d’amener des terroristes repentis à côtoyer, dans les villages surtout, des proches de leurs victimes. Or il n’y a pas eu de vendetta. Les rares repentis assassinés l’ont été par leurs anciens complices restés sourds aux appels à la reddition. En ira-t-il de même, cette fois ? Il faut l’espérer.
Mais l’ordonnance du 27 février va plus loin sur un point. La disposition adoptée en 2000 privant les repentis de leurs droits civiques est en effet abrogée. Sauf pour les instigateurs de la sédition islamiste – concrètement : l’état-major de l’ex-FIS. Cela signifie qu’un ancien maquisard peut désormais briguer n’importe quel mandat électif, même au niveau national. Sa réintégration dans le monde du travail est d’ores et déjà une réalité, mais il peut aujourd’hui prétendre à une indemnisation s’il parvient à prouver qu’il a été licencié en raison de ses activités politiques ou paramilitaires. Combien coûteront la paix et la réconciliation au Trésor public ? Faut-il craindre, s’agissant du nombre des victimes de la « décennie noire », un phénomène inflationniste comparable à celui auquel le recensement des anciens combattants de la guerre de libération a jadis donné lieu ? En théorie, trois catégories de personnes sont « éligibles » à l’indemnisation.
D’abord, les islamistes. Entre prisonniers, repentis de la Concorde civile (6 000), maquisards encore en activité (un millier), membres des réseaux de soutien et simples sympathisants, leur nombre est estimé à environ 30 000.
Ensuite, les 7 500 ayants droit des disparus recensés par la Commission (officielle) de protection et de promotion des droits de l’homme, que dirige l’avocat Farouk Ksentini. La nouvelle loi accordant auxdits disparus le statut de victime, un acte de décès sera délivré à leurs familles. C’est évidemment très important pour des questions d’héritage, d’assurances et de statut juridique des descendants. Le montant de l’indemnité versée par l’État sera égal à celui du Salaire national minimum garanti (l’équivalent de 100 dollars) multiplié par 100. Soit 10 000 dollars.
Enfin, les familles qui se trouvent dans une situation précaire en raison de l’implication d’un de leurs membres dans des activités terroristes – catégorie qui n’est à l’évidence pas la plus facile à recenser. Le gouvernement envisage de leur octroyer une aide, dont le montant reste à déterminer, au titre de la solidarité nationale. Toute discrimination à leur encontre sera sanctionnée par la loi.
L’ordonnance offre en outre au chef de l’État la possibilité d’adopter toute disposition complémentaire de nature à favoriser la mise en uvre de la paix et de la réconciliation. Pour prouver qu’elle est en tous points conforme au texte adopté par référendum, Bouteflika a chargé son gouvernement de la diffuser très largement. Reste à savoir quel sera son impact sur les irréductibles des maquis. A priori, les hommes du Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC) et des autres groupes terroristes ne semblent guère concernés par la Pax Bouteflikana.

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