« Osez dire la vérité aux Africains »

Une lettre de Jean-Louis Gouraud, écrivain, ancien rédacteur en chef de Jeune Afrique.

Publié le 5 mars 2006 Lecture : 5 minutes.

Afin de limiter au maximum la perte de temps, j’ai depuis longtemps réduit ma consommation de presse à un quotidien : Le Monde, et à un hebdo : Jeune Afrique. Jusqu’à tout récemment, cela me convenait parfaitement. Depuis quelques semaines, un curieux déséquilibre s’opère entre les deux publications, une sorte d’inversion.
Je lis par exemple dans mon hebdo préféré (J.A. n° 2343 du 4 décembre 2005) une philippique de l’excellent journaliste qu’est François Soudan pourfendant le travail d’enquête de l’excellent journaliste qu’est Pierre Péan – ce que j’avais déjà amplement lu dans Le Monde. Ce dernier avait peut-être des raisons de lancer des attaques personnelles contre Péan, lui-même auteur d’une charge en règle contre le « grand quotidien du soir ». Je vois moins bien pourquoi Soudan s’en est pris à la personne ?de son confrère (et jusque-là ami) Pierre Péan. Pourquoi s’en être pris à son professionnalisme – indiscutable -, voire à sa moralité : s’en prendre au contenu de son livre aurait largement suffi. Les journalistes amis sincères de l’Afrique sont assez peu nombreux pour que la principale publication africaine non point les épargne, mais au moins les respecte (je veux dire : respecter leur personne).

Autre polémique franco-française dans laquelle J.A. s’est cru obligé de venir mettre son grain de sel (c’est son droit, bien sûr) : le débat sur le rôle positif ou négatif de la colonisation, parasité, au moment du bicentenaire d’Austerlitz, par une autre lamentable querelle sur le rôle négatif ou positif de Napoléon.
Au lieu de pacifier un peu le débat, d’y mettre quelque lumière, le même François Soudan (que lui arrive-t-il donc ?) éditorialise sur le « Racisme : un cancer français » (J.A. n° 2346-2347 du 25 décembre 2005).
Le rôle de Jeune Afrique, dans cette affaire, n’aurait-il pas été de faire pendant à la repentance française, au « masochisme national » des intellectuels français en proposant à des intellectuels africains de faire preuve, à leur tour, de lucidité, de reconnaître eux aussi les erreurs de leurs ancêtres, bref, de faire preuve d’une égale autocritique.

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Bercer éternellement les Africains de la douce musique qui reporte tous les torts sur les Européens, les Blancs, les Roumis ; les dispenser ainsi de toute responsabilité dans les malheurs qui les frappent, est-ce vraiment leur rendre service ? Les absoudre de toute responsabilité, n’est-ce pas en faire des irresponsables ? Les excuser de tout, n’est-ce pas les infantiliser ?
Laissez ce mauvais rôle, svp, à la mauvaise conscience occidentale. Osez dire aux Africains la vérité.
Si Jeune Afrique ne connaît pas d’intellectuels africains capables de nourrir ce genre de débat, je peux lui en fournir une liste. Ils ne manquent pas, heureusement, ceux qui savent bien qu’il faut savoir balayer devant sa porte. Que, pour qu’il y ait un débat clair et constructif sur la colonisation, il faut se demander pourquoi ses effets négatifs sont plus visibles en Afrique qu’en Asie, où ils ne semblent pas avoir empêché – à l’inverse de l’Afrique – le décollage économique ni les progrès de l’éducation et de la santé. Que, pour qu’il y ait un débat clair et constructif sur le racisme, il faut parler aussi du racisme de certains Africains à l’égard d’autres Africains : des Arabes à l’égard des Nègres (thème que Jeune Afrique a d’ailleurs courageusement abordé dans une série d’articles sur la situation en Tunisie, en Algérie et au Maroc), des Sahéliens à l’égard des Bantous, des Bantous à l’égard des Pygmées, etc.

De la même façon, lorsqu’on évoque l’esclavage, il faut rappeler qu’avant (et après) l’esclavage occidental, il y avait (et il y a) un esclavage oriental – et un esclavage interne. L’éminent spécialiste de la Mauritanie qu’est François Soudan le sait bien (mais il n’en parle pas : pourquoi ?).
Claude Ribbe, grand intellectuel antillais, auquel J.A. a ouvert ses portes et ses colonnes, dénonce à juste titre la réhabilitation officielle de l’esclavage par Napoléon. Peut-on rappeler que celui que certains historiens africains ont – en l’occurrence très opportunément – surnommé « le Napoléon noir », à savoir Samory, pratiquait à son profit un esclavagisme à grande échelle. Et que c’est bien son arrestation (par un de mes homonymes) à l’époque coloniale qui – que cela plaise ou non : c’est un fait ! – a mis un terme à ces pratiques.
Voilà peut-être d’ailleurs un aspect positif de la colonisation, qui n’a guère été relevé : avoir mis fin à l’esclavage local ainsi qu’à quelques coutumes qualifiées de « barbares » par les mêmes bonnes consciences occidentales qui, sans avoir peur du paradoxe, dénoncent l’impérialisme, qui y a mis fin, ou qui, du moins, les a rendues illégales. Peut-on évoquer ici (ou est-ce un tabou ?) le cannibalisme, par exemple ? Ces quelques remarques « déplacées » sont juste destinées à montrer que le dossier est complexe, et que J.A. ne fait pas son travail en le simplifiant.
J.A. ne fait pas non plus son travail en laissant à la presse française le soin de montrer quelques grandes réussites, sinon de la colonisation, du moins de la décolonisation, ou de l’émigration. Ce n’est pas en lisant Jeune Afrique, mais Le Monde (daté du 12 janvier) que j’apprends l’existence, par exemple, de deux success story africaines en France. Malgré le racisme qui, selon François Soudan y sévirait, deux Sénégalaises y ont atteint, chacune dans leur domaine, des sommets professionnels : Rougui Dia, chef de cuisine d’un grand restaurant parisien (Petrossian), et Rose Dieng, polytechnicienne de Sophia-Antipolis (sud de la France) désignée « Scientifique de l’année ».

N’était-ce pas le rôle de J.A., plutôt que du Monde, d’en parler en contrepoint des échecs de l’émigration, de l’intégration dont on a pu mesurer récemment l’ampleur dans les banlieues des grandes villes françaises ? Et dont les intellectuels français ont voulu, avec une belle obstination, faire porter la responsabilité aux seuls Français, atteints, comme dirait Soudan, du cancer du racisme.
Ce n’est pas ainsi, je le crains, qu’on progressera vers la solution des vrais problèmes. Tout cela étant dit, je continuerai à lire Jeune Afrique, qui reste un excellent hebdomadaire, et une source indispensable.
Jean-Louis Gouraud, Chuelles, France

Réponse
Notre ami Jean-Louis Gouraud, manifestement, est un adepte du « qui aime bien châtie bien ». C’est son droit et c’est même salutaire, puisqu’à J.A. toute critique constructive est la bienvenue. Quelques remarques tout de même.

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1. Je n’ai évidemment rien, à titre personnel, contre Pierre Péan et je ne vois pas où j’ai pu mettre en cause sa « moralité », sur laquelle je n’ai aucune qualité pour émettre un jugement. Si lui ne s’embarrasse guère de fioritures pour attaquer sur ce plan, dans son livre, ceux qu’il appelle les « Blancs menteurs », tel n’est pas mon cas. Mais je continue de juger décevant et assez peu responsable qu’il se soit à ce point fourvoyé sur un sujet aussi grave.

2. Mon article sur le racisme à la française était une reprise commentée de divers sondages d’opinion sur ce thème, publiés entre autres dans Le Monde et qui traduisent une évolution – réversible, espérons-le – dont nos lecteurs, lesquels sont loin d’avoir tous accès à la presse française, doivent être informés.

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3. Notre numéro double de fin d’année 2005 aurait-il échappé à la sagacité de Jean-Louis Gouraud ? S’il l’avait lu attentivement, il aurait découvert, en page 112, un article de quatre colonnes sur Rougui Dia intitulé « Le chef est une femme » Soit deux bonnes semaines avant Le Monde. Comme quoi, on n’est jamais assez vigilant.
François Soudan

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