La victoire en chantant

Dans un pays où musique et politique ont toujours été intimement liées, le rôle des artistes dans les élections de juin sera crucial.

Publié le 5 mars 2006 Lecture : 5 minutes.

La scène se déroule le 25 janvier 2005 dans les salons de la présidence congolaise. Le général-major Joseph Kabila reçoit une délégation de quinze artistes à la rivalité déclarée. Il y a là Werrason, Papa Wemba, Koffi Olomidé, JB Mpiana Autrement dit, les chanteurs les plus populaires du pays. Officiellement, ils sont venus présenter leurs vux au président. Coupes de champagne levées, les convives trinquent. Les différends semblent aplanis, l’ambiance est bon enfant. L’image de cette réconciliation grâce aux bons offices du chef de l’État fait la une des journaux kinois. Conséquence, le capital sympathie de Joseph Kabila augmente. « Il n’est pas possible d’être président en RDC sans le soutien d’un musicien. La musique est ce qui reste et ce qui unit le peuple », commente un diplomate congolais.
Chantres d’une jeunesse désuvrée, les chanteurs possèdent en République démocratique du Congo un pouvoir immense. Une enquête réalisée à Kinshasa en 2004 – et reprise par la revue Africultures en décembre 2004 – est particulièrement éclairante. Considérés comme une élite, ces artistes bénéficient d’un véritable monopole de l’accès à la parole et aux médias. « Ils profitent de leur position de force pour se rapprocher des politiques afin d’obtenir des avantages en nature et des passe-droits tandis que les hommes politiques font appel à eux pour se faire entendre et faire passer des messages, analyse un diplomate en poste à Kinshasa. Cette alliance s’annonce particulièrement cruciale dans la perspective des élections de juin. »
Avec l’aggravation continue de la situation économique depuis l’échec de la Conférence nationale de 1992 suivi du coup d’État de 1997 et l’arrivée au pouvoir de Laurent-Désiré Kabila (le père du président actuel), le fossé entre l’État et les citoyens congolais n’a cessé de se creuser. La population s’est détournée des questions politiques, et les élites politiques et intellectuelles ont été largement discréditées. Désenchantés, les Congolais se regroupent au sein des fans-clubs. Ceux-ci se comptent par centaines dans la seule ville de Kinshasa. Ils mettent en place des activités et offrent une cause à défendre. Chacun peut également exprimer librement sa voix. « Ils apportent aujourd’hui à nombre de Kinois une identité, une valorisation de leurs actions, un espace de solidarité, un sentiment communautaire, et permettent aux fanatiques de croire à nouveau en quelqu’un », explique un autre diplomate en poste à Kinshasa.
« Il n’y a plus de distraction, la politique y en a marre, le foot ne tourne pas bien, il ne reste que la musique, raconte l’ancien président du fan-club de « King Kester Emeneya. ». Et de poursuivre : « Quand les musiciens émettent un slogan, ils disent quelque chose, on les écoute. Ils s’occupent de nos problèmes. Ils sont nos petits dieux. À l’occasion du Festival panafricain de musique (Fespam) de 2001, Werrason Ngiama Makanda, surnommé « le Roi de la forêt », paradait dans les rues de Kinshasa juché sur un char et entouré d’une foule immense. Un critique musical qui l’invitait à plus de modestie a vu sa maison dévastée par cinq cents jeunes armés de barres de fer. Il doit aujourd’hui se déplacer avec deux gardes du corps dans une voiture aux vitres fumées. Comme leurs aînés – Joseph Kabasele et Tabu Ley étaient des proches de Patrice Lumumba tandis que Franco militait pour Mobutu -, les artistes du ndombolo et du soukouss, conscients de leur pouvoir sur les citoyens, ont pris fait et cause pour les différents partis de RDC. Les deux figures de proue actuelles de la musique congolaise, Werrason et JB Mpiana, qui se disputent par ailleurs le leadership musical par fans-clubs interposés, s’opposent aussi par leur positionnement partisan. Werrason soutient Joseph Kabila. Une aide précieuse quand on sait que Werrason, tout comme Tabu Ley et King Kester Emeneya, est issu de la province du Bandundu, d’où est originaire 60 % de la population de Kinshasa. Lors de son dernier concert au Zénith à Paris en avril 2002, il a appelé ouvertement à soutenir le président actuel au motif que celui-ci « fait des efforts pour la paix ». Werrason a même été sollicité en juin 2004 pour calmer la rue lors des émeutes anti-ONU. JB Mpiana, natif du Kasaï-Occidental, a opté pour le Mouvement de libération du Congo (MLC), un ancien groupe rebelle intégré au gouvernement de transition et dont le candidat est Jean-Pierre Bemba.
Après avoir soutenu Mobutu et s’étant réconciliés opportunément avec Joseph Kabila, les deux idoles de la génération précédente, Papa Wemba et Koffi Olomidé, dont l’influence reste certaine sur une jeunesse en manque d’icônes, n’ont pas encore clairement indiqué leur préférence. Mais, de l’avis de tous, Papa Wemba fera campagne pour le président Kabila alors que Koffi Olomidé appellera, sans doute, à voter pour Jean-Pierre Bemba, originaire comme lui de la province de l’Équateur (Nord-Ouest).
Par le passé, la musique a toujours été un outil de propagande en RDC, créant une relation d’interdépendance entre puissants et chanteurs. Les seconds légitimant la position des premiers via des panégyriques et en « corrigeant », si nécessaire, les « généalogies ». À l’orée de son règne, le président Mobutu avait initié dans l’ex-Zaïre une institution baptisée « Mopap » (Mobilisation, propagande, animation politique). Dans toutes les provinces du pays, des groupes d’hommes et de femmes chantèrent pendant une vingtaine d’années les prouesses du « Guide » et « Président-Fondateur ». Parallèlement, de grandes vedettes, notamment Franco Luambo et Tabu Ley, écrivaient des chansons dites révolutionnaires magnifiant « l’homme du 24 Novembre 1965 ». Papa Wemba et Koffi Olomidé avaient pris la vague. Le titre « Myriam Muleka » de Koffi Olomidé, qui raconte l’histoire de la famille Mobutu, en est un bon exemple. La rue kinoise rapporte que l’artiste aurait reçu une maison en échange de cette hagiographie.
La pratique qui s’était estompée en 1990, au lendemain du vent démocratique, resurgit sous Laurent-Désiré Kabila, avec, entre autres chefs de file, Tabu Ley (qui a retourné sa veste au passage) et la chanteuse Tshala Muana. On parle désormais de « chansons patriotiques ». Exclusivement collectives, elles magnifient la cause nationale et populaire. Quelques titres : « Franc congolais », « Débat national », « Tokufa po na Congo » (« Mourons pour le Congo »).
Une autre pratique, plus subtile, s’est développée, le kobwaka libanga, ce qui en lingala, curieusement, signifie « jeter la pierre ». Concrètement, le libanga se manifeste par la citation de dizaines de noms, voire plus, dans une même chanson. Le record revient à JB Mpiana qui, dans son morceau « Lauréats », en 2000, a aligné près de deux cents noms. « Ils nous gratifient de nombreux dons en vêtements, en voitures de luxe », précise l’attaché de presse d’un musicien. Lors de l’enregistrement du dernier album de Werrason, Tout le monde à la queue leu leu, en 2003, le studio parisien du musicien a été envahi par de nombreux Congolais. Chacun voulant placer son nom.
De là à conclure que c’est une musique manipulée, vendue au plus offrant, il n’y a qu’un pas que certains n’hésitent pas à franchir. Tabu Ley n’a-t-il pas été nommé, sur décret présidentiel, vice-gouverneur de Kinshasa en novembre 2005 ? Selon un producteur, les artistes préparent actuellement en coulisses et au gré des négociations avec les différents candidats des chants de campagne qui indiqueront en faveur de qui ils se prononcent. La compétition politique qui s’ouvre trouvera assurément un écho bruyant dans la rivalité des orchestres.

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