Arme de persuasion massive

Le Prix Nobel de la paix 2005 veut convaincre les États-Unis et la Russie de décréter un moratoire sur les essais nucléaires.

Publié le 5 mars 2006 Lecture : 5 minutes.

Mohamed el-Baradei ne déjeune presque jamais en ville et ne s’intéresse guère à ce qu’il y a dans son assiette. Il avoue se contenter le plus souvent d’un sandwich au thon et d’un fromage frais, qu’il mange rapidement dans son bureau, au siège de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), à Vienne. À l’évidence, cet Égyptien de 63 ans, directeur général de l’Agence depuis 1997, est tout entier absorbé par sa mission : éviter au monde une apocalypse nucléaire.
Aujourd’hui pourtant, il a accepté notre invitation. Nous arrivons au Vestibül, un restaurant viennois à la mode. La salle est ornée de colonnes de marbre et des armes de l’empereur François-Joseph, qui, naguère, l’utilisa pour des dîners privés. À la table principale je préfère une alcôve. Rien de tel qu’un endroit plus discret, me dis-je, pour évaluer le degré du risque nucléaire et pour déterminer si ce juriste grand et élégant est bien l’homme de la situation.
Baradei commence par évoquer les dîners qu’il fréquentait dans les années 1980, au temps où il enseignait à l’université de New York. « ufs gras au bacon ! déclame-t-il. Plus personne ne fait attention aux matières grasses et au cholestérol ! Je prendrai un pastrami ou du corned-beef. » Finalement, il optera pour un bouillon et un steak de thon.
Ces derniers mois ont été plutôt bons pour Baradei. En septembre 2005, il décroche un troisième mandat à la tête de l’AIEA malgré la campagne virulente menée par l’administration Bush contre lui. Furieux qu’il n’ait pas abondé dans leur sens dans le dossier du nucléaire irakien et qu’il se soit ensuite montré aussi modéré à l’égard de l’Iran, les Américains étaient allés jusqu’à le placer sur écoute, pensant ainsi trouver de quoi le prendre en défaut. À cette idée, Baradei explose : « Ça ne m’a pas vraiment réjoui, et ma fille était très en colère. Mais nous ne vivons pas dans un monde parfait. Et nous savons que c’était lié à un sujet sensible. » Qu’importe, il a eu le dernier mot : en 2005, le prix Nobel de la paix lui a été attribué conjointement à l’AIEA pour récompenser leurs efforts en faveur de l’utilisation pacifique de l’énergie atomique. La tribune idéale pour se faire entendre au moment où les crises nucléaires se font plus aiguës « Ce prix est tombé à point nommé car notre système de sécurité collective est à la croisée des chemins, commente-t-il. Tout le monde se tient par la barbichette, et l’on ne peut totalement compter sur le Conseil de sécurité de l’ONU, car il fonctionne par à-coups. »
Alors que les tensions avec l’Iran sont à leur comble et que l’on lutte contre la prolifération nucléaire, Baradei insiste, parallèlement, sur la responsabilité morale des États déjà détenteurs de l’arme atomique. Ainsi, les États-Unis et la Russie devraient respecter leurs engagements en matière de désarmement. « Il faut donner l’exemple », répète-t-il en tapant sur la table. Les couverts tintent. « Dès qu’il y a de l’insécurité et quelle que soit la région, les États concernés sont tentés de se lancer dans la production d’armes nucléaires. On l’a vu avec la Libye ou l’Irak, on le soupçonne pour l’Iran. Il est essentiel que les grands comprennent que leur statut particulier ne signifie pas qu’ils font partie d’un club privé. Et que s’ils ne dissolvent pas ce club, d’autres y adhéreront. »
De fait, nombre de critiques déplorent que les efforts destinés à empêcher certains pays de se doter de l’arme nucléaire fassent oublier aux Cinq Grands (États-Unis, Russie, France, Royaume-Uni et Chine) le non-respect de leurs engagements. Il y a encore 27 000 têtes nucléaires dans le monde : « un triste record », résume Baradei. Même si la prédiction du président Kennedy (une vingtaine de pays détenteurs d’une bombe atomique) ne s’est pas encore réalisée, Israël, l’Inde, le Pakistan et peut-être la Corée du Nord possèdent des armes nucléaires.
Mon carpaccio au potiron vient d’être servi : délicieux malgré son nom un peu prétentieux. « Le fait de désarmer confère une autorité morale. Il est plus facile ensuite de se montrer sévère envers les autres », observe mon hôte, la cuillère en l’air. Certes, mais imagine-t-on la Russie ou les États-Unis renoncer à un tel pouvoir ? Et le monde n’était-il pas encore plus dangereux dans les années 1950, en pleine guerre froide, et notamment lors de la crise des missiles de Cuba, en 1962 ? « Au contraire, le danger s’est accru. De plus en plus de pays se dotent d’armes nucléaires alors qu’ils n’ont même pas une chaîne de commandement digne de ce nom, d’où le risque d’un recours sans discernement à ces armes. »
Les solutions ? Sans hésiter, Baradei préconise « que la Russie et les États-Unis envoient un message clair » en décrétant un moratoire sur les essais nucléaires, en négociant un traité qui mettrait fin à la production de matière fissile et en supprimant le système par lequel leurs présidents respectifs n’ont que trente minutes pour riposter à une attaque nucléaire. Le directeur général de l’AIEA aimerait également que les signataires du Traité de non-prolifération (TNP) créent une « banque de l’uranium ». Elle alimenterait les pays détenteurs de réacteurs nucléaires et éviterait que les autres États ne soient tentés d’acquérir tout le processus de fabrication, lequel peut servir à des fins non pacifiques. Ainsi, conclut Baradei, « si vous respectez vos obligations en matière de non-prolifération, vous obtenez tout ce dont vous avez besoin, que vous soyez bouddhiste ou mollah ».
Au moment de défendre le bilan de l’AIEA, Baradei finit par accepter le verre de vin qu’il avait refusé jusque-là, invoquant le stress du travail. À ceux qui lui reprochent de n’avoir pas su détecter à temps les tentatives de l’Irak et de l’Iran pour se doter de l’arme nucléaire, il rétorque que le mandat et les ressources de l’Agence sont limités, et qu’elle a tout de même découvert le programme secret de la Corée du Nord dès 1992. « Les gens comprennent que notre tâche est difficile et apprécient nos efforts. Ce qui ne signifie pas pour autant que tout est parfait. »
Voici venu le moment de nous séparer. Baradei vit à Vienne depuis vingt ans, ses enfants sont installés à Londres. « Où est votre maison aujourd’hui ? – À Vienne, où vit ma femme, et où vit mon chien. » Ou plutôt « vivait », car il est mort il y a un an. « C’était un cocker que nous avons eu pendant quatorze ans et qui nous a tenu compagnie après le départ des enfants. C’est agréable de rentrer chez soi le soir et d’y retrouver son chien. Il s’appelait Chuck. » Au moment où il se lève pour prendre congé, je mesure à quel point Mohamed el-Baradei doit se sentir seul face à sa tâche. Et je ne peux m’empêcher de me demander ce qu’il adviendra du monde s’il ne parvient pas à mener à bien sa mission quasi impossible

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